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l’humour licencieuse et graveleuse. Ce ne sont donc pas les scènes émouvantes ou les figures originales qui manquent dans cette vaste action des Misérables, déroulée d’une main puissante, combinée de façon à tout comprendre, à embrasser tous les contrastes, le bagne et le couvent, la prière et le blasphème, les plus purs types d’honnêteté et l’écume des rues de Paris, la prostitution et la candeur de l’âme. Et cependant n’est-il point certain que ce livre d’un talent incontestablement supérieur, d’un génie qui se retrouve tout entier, est moins un vrai roman que la gageure presque héroïque d’une grande volonté et d’une grande imagination? A la place d’une juste et humaine conception, ne sent-on pas l’artifice d’une nature supérieure d’artiste jouant avec une multitude d’élémens laborieusement rassemblés, faisant mouvoir des personnages qui en de certains instans laissent voir tout à coup ce qu’ils ont de factice, le ressort de leurs mouvemens et de leurs gestes? Enfin l’intérêt même qu’excite ce livre dans les scènes les plus dramatiques n’est-il pas d’un ordre particulier et inquiétant? C’est moins une émotion morale qu’une sensation en quelque sorte toute matérielle, ébranlant les nerfs, échauffant le sang, comprimant l’haleine et laissant l’impression pénible et confuse d’un vrai cauchemar.

Je n’entre point évidemment dans les détails. Ce n’est pas à moi de chercher à résumer cette œuvre aux immenses proportions, à en caractériser le fond et la forme. Elle arrive à son terme maintenant. Quel sera le dernier mot de M. Victor Hugo? Quelle est la pensée qui se cache dans cette fable aux épisodes multipliés? Quel est en un mot le sens définitif des Misérables? Je ne sais encore. Une chose est certaine, c’est qu’on s’était trop hâté d’avance de donner à cette œuvre longuement méditée le caractère d’une sorte d’épopée démocratique et socialiste. L’impression que laissent quelques-unes des scènes les plus caractéristiques des Misérables serait plutôt d’un autre ordre, et je ne sais en définitive si dans la pensée de M. Hugo le socialisme est destiné à soulager bien des misères; pour le moment du moins, ce n’est pas là ce que son œuvre met en lumière. Son œuvre serait plutôt, en un certain sens, la démonstration de la supériorité de la religion, et même de la religion catholique. Lorsque le forçat Jean Valjean, traqué de toutes parts, abandonné des hommes, ne trouve pas même une pierre pour appuyer sa tête dans la petite ville de Digne, où rencontre-t-il un refuge, un secours, une sympathie? Auprès de l’évêque Myriel, qui l’accueille, l’aide à se relever de son abaissement, et met en lui par sa parole le germe de la rédemption morale. Lorsque le forçat, un moment transformé et devenu le maire d’une ville du nord, est trahi tout à coup dans ses efforts et sent retomber sur lui la mauvaise fortune, où trouve-t-il une âme compatissante, héroïque jusqu’à mentir pour lui? Chez une sœur de charité qui vient à son secours. Et enfin, lorsque Jean Valjean, retombé dans l’obscurité, réduit à vivre d’une vie clandestine et toujours menacé d’être repris comme un forçat évadé qu’il est, se sent un jour près de désespérer et de succomber