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dans l’histoire morale et sociale de l’époque qui commence avec l’avènement des Valois.

On ne doit guère alléguer ici les causes politiques. Si la France peut donner pour excuse les circonstances difficiles où elle se trouva engagée, l’Italie peut répondre qu’elle en traversa de bien plus graves. La nationalité française en ce siècle ne courut que des périls ; la nationalité italienne disparut sans retour, sans que le génie italien souffrît aucune éclipse. Au milieu d’une société profondément troublée, d’une anarchie sans égale, qui maintenait la terreur en permanence, les œuvres les plus délicates ne cessèrent de se produire, l’art se développa avec une liberté absolue, des villes entières furent possédées de l’émulation des belles choses. Jamais on ne vit par un plus frappant exemple combien les arts qu’on appelle de la paix s’accommodent d’une société agitée, pourvu que cette agitation ait de la grandeur et qu’elle corresponde à des passions élevées.

À y regarder de près, on reconnaît que cette société française, en apparence si menacée, n’était pas au fond dans un état défavorable au développement de l’art. Les malheurs publics pesaient de tout leur poids sur les populations sédentaires des villes et des campagnes ; mais ils n’atteignaient guère la noblesse armée qui menait le train du monde et en faisait tout l’éclat. Pour cette classe de la nation, qui se battait bien plus par plaisir et par état que par le sentiment d’une cause nationale, le temps qui s’écoula de la journée de Crécy au règne réparateur de Charles V ne fut nullement une époque néfaste. Froissart, écho des sentimens de la chevalerie, présente les années dont il fait l’histoire bien plus comme des années brillantes, riches en faits d’armes et en aventures, que comme des années de désolation. Il peut paraître étrange de le dire : au milieu de ces horreurs, le siècle était gai ; ni la littérature, ni l’art ne portent l’empreinte d’un profond abattement. Le roi Jean, dans sa prison, oubliait son royaume avec une facilité qui nous étonne au milieu de ses peintres et de ses musiciens[1]. L’année 1400, qui, d’après les idées répandues, serait le cœur même d’une des périodes les plus calamiteuses de notre histoire, fut pendant plus de cinquante ans le point brillant vers lequel se tournèrent tous les souvenirs. Paris, à ce moment, eut un éclat sans pareil. Un curieux texte récemment publié[2] exprime avec naïveté l’admiration des provinciaux pour ce centre de tous les raffinemens. Ce n’est que dans la première moitié du XVe siècle que les suites de la guerre et de l’abaissement

  1. Voyez les curieux documens publiés par M. le duc d’Aumale dans le tome II des Miscellanies of the Philobiblon Society, 1855-56.
  2. Guillebert de Metz, Description de la ville de Paris, publiée par M. Le Roux de Lincy (Paris, Aubry, 1855).