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donna une page de son manuscrit de Faust avec ces mots de sa main : « A l’aimable Félix Mendelssohn, maître souverain du piano, souvenir d’amitié, par un beau jour du mois de mai 1830 ! »

Après avoir quitté Weimar et traversé rapidement Prague, Munich, Presbourg, Mendelssohn arrive à Venise au commencement du mois d’octobre 1830. Il pousse un cri de joie en voyant pour la première fois cette ville unique qui a été le rêve de sa vie « depuis qu’il a l’âge de raison, » écrit-il à ses deux sœurs. — Et savez-vous devant quelles œuvres le jeune musicien berlinois, l’élève gourmé de Zelter et de Sébastien Bach, tombe en extase ? Devant les tableaux de Titien, dont l’Assomption de la Vierge surtout excite son ravissement. Quel singulier contraste entre la nature intime de cet artiste de l’Allemagne du nord, de ce Juif, enfant d’une race qui n’a jamais su rire, dit M. Renan, de cet esprit morose, occupé de métaphysique et de rêverie, et le goût de l’artiste pour les œuvres éclatantes et splendides du plus grand peintre de l’école vénitienne ! N’existe-t-il point à Paris un peintre justement fameux, dont la verve fiévreuse s’est épanchée dans des tableaux pleins de fracas et d’émotions violentes, et qui professe, dans ses causeries spirituelles et parfois dans ses remarquables écrits, une admiration sincère, dit-on, pour les maîtres et les théories de l’art classique ? Les oppositions de ce genre sont plus fréquentes qu’on ne le croit dans la vie des hommes illustres, et je connais un compositeur immortel qui n’aime pas que l’on compare son génie à celui de Titien, dont il a pourtant l’éclat, la passion et la magnificence.

Mendelssohn est plus fidèle aux penchans du peuple auquel il appartient par son amour sincère de la nature, dont il comprend les beautés mystérieuses. Il est ravi de l’aspect de l’Italie, et il décrit avec complaisance ses campagnes sereines, comme les habits soyeux des contadini. Dans une lettre qu’il adresse à son maître, le vieux Zelter, Mendelssohn parle avec une juste sévérité d’un peu de musique qu’il a entendue dans une église de Venise. À l’appui de son blâme, Mendelssohn transcrit quelques mauvais accords plaqués que l’organiste a tirés d’un instrument délabré, et cela devant les plus beaux chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne. Ce contraste le frappe avec juste raison, et il se demande comment un peuple qui a produit de si grandes merveilles dans les arts plastiques des siècles passés a pu tomber aussi bas et se contenter de la musique misérable qu’on exécute chaque jour dans les plus belles églises du monde.

Dans la même lettre, Mendelssohn fait part à son maître des projets de composition qui l’occupent, — un choral à quatre voix, une chanson, un psaume, une ouverture qu’il se propose de mener à bonne fin. Mais c’est à Rome, où Mendelssohn arrive dans le mois de novembre 1830, qu’il faut le suivre et qu’il faut l’entendre exprimer les sentimens que lui inspirent les hommes et les choses de la ville éternelle. Un Allemand, un Juif, un musicien rompu à la dialectique du contre-point, un disciple de Sébastien Bach et un contemporain de Hegel, de quelle manière jugera-t-il les monumens de ce vieux monde de la forme, de la ligne et de la pensée profonde, mais claire et saisissable ? Comment une imagination rêveuse et chargée de brouillards, comment un esprit réfléchi et laborieux, dont l’œuvre péniblement enfantée porte la trace des efforts qu’elle lui a coûtés, jugera-t-il