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prévoyait, se trouvent être en définitive très funestes, par suite de mille autres conséquences qu’elle n’avait pas prévues. Voilà pourquoi il est si dangereux, pourquoi il sera si dangereux à tout jamais de ne nous diriger que d’après nos calculs d’intérêt public ou privé. Notre raison aura beau s’éclairer, elle sera toujours sûre de ne pas tout savoir et de ne pas tout prévoir ; toujours, en n’écoutant que ses prévisions de profit et de perte, nous serons positivement certains de n’aboutir qu’à des déceptions et à des fondrières. Il ne s’agit point de rejeter les conseils de notre science et de notre jugement, mais il s’agit de profiter de toutes les facultés qui sont en nous, et pour éviter les dangers qui échappent au regard de notre esprit, pour que nos préoccupations momentanées ne nous entraînent pas à des actes de nature à retomber douloureusement sur d’autres besoins de notre être dont nous n’avions pas conscience, je ne vois qu’une ressource, c’est de prendre aussi l’avis de ce tact intérieur qui nous révèle spontanément si nos inspirations sont saines ou malsaines, si elles ont ou non l’assentiment de tous les besoins et de toutes les nécessités qui existent en nous au su ou à l’insu de notre raison.

Mais je me suis bien éloigné de M. Smith pour discuter ses idées, et avant de terminer je voudrais me résumer à son égard. Je ne puis mieux le faire qu’en insistant encore sur ce point : c’est que chez l’auteur de Gravenhurst il y a un homme d’imagination et de sentiment qui s’accorde mal avec le penseur ; l’élément poétique qui se mêle à ses idées et la douce émotion qui rend l’œuvre entière si attrayante me semblent tout à fait contredire sa théorie de l’intérêt. M. Smith sait peindre ; hommes et choses, il sait tout présenter sous des aspects sympathiques. D’où peut lui venir ce talent, sinon de ce qu’il a vraiment le don d’aimer et d’admirer, c’est-à-dire de s’oublier lui-même pour s’intéresser à la beauté des choses et aux émotions des hommes ? A quelque degré que l’on soit poète, on ne l’est toujours que par là.


J. MlLSAND.