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définitive devient l’arbitre suprême de nos déterminations. Tout cela, je dois le dire, m’apparaît, à moi, comme un mélange fort peu satisfaisant de sentimentalité et de pessimisme ; cela me fait l’effet d’une idylle qui n’est pas vraie, qui n’a pas le mérite d’être gracieuse. La bonté native du cœur humain ou l’égoïsme, la morale qui est un aimable entraînement ou la morale qui n’est qu’un savant calcul d’intérêt, c’est là qu’ont abouti tous ceux qui se refusaient à croire au sens moral. Ils me rappellent une coutume fort poétique et pourtant qui trahit peut-être bien de la faiblesse, la coutume qu’ont les Italiens, à la mort d’un ami, d’envoyer des guirlandes et des corbeilles de fleurs blanches pour couvrir le lit mortuaire, et pour changer ainsi le pâle cadavre en un spectacle de beauté. Le plus clair, c’est que notre philosophie aussi aime fort à se déguiser sous des fleurs les pierres et l’âpre montée de la voie étroite. À tout prix, au prix des mensonges les plus flagrans, elle ne veut pas s’avouer qu’on n’arrive au dévouement et même à la vraie bonté que par le sentiment du devoir, par une victoire et un sacrifice. Que l’homme ait de bons entraînemens, cela n’est pas contestable : il est capable même de risquer sa vie rien que pour s’épargner un effort, rien que pour contenter le besoin qu’il éprouve de sauver un enfant qui se noie ; mais ce qui me semble monstrueux, c’est de croire que l’homme est incapable de rien de mieux. À côté d’une tendance céder à ses penchans, bons ou mauvais, mes yeux, à moi, découvrent chez lui une puissance de résister à ses entraînemens. Outre les actes qui viennent d’un laisser-aller, d’une sorte de faiblesse, et qui signifiant seulement qu’il s’accorde le plaisir de faire ce qui lui plaît le plus à ce moment, je distingue d’autres actes qui viennent au contraire d’une résolution, d’une contrainte qu’il exerce sur lui-même, des actes qu’il n’accomplit qu’en renonçant à son plaisir, et tous ces actes-là, il m’est impossible de me les expliquer par la crainte qu’éveillent les menaces des lois ou par n’importe quel calcul de notre jugement. Je ne puis absolument me les expliquer que par une faculté qui est en nous, et qui nous y décide parce qu’elle les approuve et les admire, parce qu’ils ont pour elle une beauté et un ascendant qui la subjuguent. Malgré toutes les voix attendries qui ont chanté la philanthropie et les miracles de la sensibilité, je suis convaincu qu’à bien regarder, jamais un seul homme ne s’est dévoué par pur zèle pour le bonheur d’autrui ; tout au contraire, si nous sommes zélés pour le bien d’autrui, c’est parce que nous avons l’admiration du dévouement.

Mais ce qui me préoccupe surtout, c’est la question pratique, c’est la voie dangereuse où M. Smith et bien d’autres s’efforcent de nous pousser en voulant nous donner pour guide la raison qui