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l’honneur de faire des progrès, s’il eût été capable de découvrir tout de suite la vérité absolue ; mais cela ne m’empêche pas de trouver bien creuses et même bien factices toutes ces considérations humanitaires et utilitaires dont, moi aussi, je cherche par momens à me payer. Je n’admettrai pas, je ne le puis pas sans avilir l’homme, qu’il y ait là de quoi contenter toutes les exigences de notre être, — et vraiment j’ai peur que notre philosophie, quand elle veut trop s’élever pour voir de haut, ne réussisse qu’à nous faire perdre le sentiment de nous-mêmes, à nous empêcher de voir et de sentir ce que nous sommes et ce que nous pensons réellement. Si notre raison est susceptible d’embrasser à la fois le présent et le passé, d’être ici et là-bas, cette omniprésence est pour elle une telle fatigue qu’en voulant trop longtemps s’enfler de la sorte elle risque à tout moment d’éclater. La bête se cabre, et elle nous jette à terre pendant que notre esprit se promène dans l’éternel et l’universel.

« ADA. — Après toutes nos généralisations, la vie est triste pour beaucoup d’entre nous. Il y a de glorieuses choses sur la terre et dans le ciel ; mais que dit notre grande femme poète[1] :

« Pour cacher tout cela, c’est assez de deux larmes ? »

Cependant ce n’est pas sur le terrain de la théologie que je voudrais porter le débat. Je ne trouve nullement extraordinaire que M. Smith n’en appelle pas à la vie future pour expliquer notre destinée terrestre, bien au contraire. Quoi qu’on ait voulu dire, c’est un rêve enfantin et souvent peu sincère, une prétention avec arrière-pensée que de nous représenter la philosophie et la foi comme deux séries d’idées qui se complètent sans s’entraver l’une l’autre. La philosophie, pour rester philosophie, doit commencer par être incrédule. Elle raisonne, elle cherche ce que peut nous révéler la raison, qui est purement la faculté de comprendre les choses visibles et de les rattacher l’une à l’autre ; il lui est donc impossible de s’aventurer dans le monde invisible de la foi : c’est sur la terre et rien que sur la terre, c’est dans les seules conséquences sensibles des faits sensibles qu’il s’agit pour elle d’en trouver, s’il se peut, les lois et les destinations. M. Smith, à mon sens, fait bien plus que de ne pas sortir de l’expérience, il a le tort de se mettre en contradiction avec elle. Ce que je lui reproche, c’est sa psychologie et sa morale, c’est une conception de l’homme qui ne cadre pas avec la nature humaine telle qu’elle se montre sur la terre, qui lui conteste des organes et des forces sans lesquels je ne puis plus comprendre les trois quarts de notre passé terrestre, qui surtout me paraît, pour la terre même, pour notre progrès et notre prospérité dans ce monde, grosse de désastreuses conséquences.

  1. C’est mistress Browning que veut désigner Ada.