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nous rend capables du bien. Oui, tout cela est vrai dans l’économie actuelle de l’univers ; mais cela ne répond point à la véritable question, à la véritable plainte du cœur humain, car c’est à cette économie même qu’il s’attaque. Ce qu’il demande, c’est la raison d’un monde tel que le nôtre. À quoi bon cette création ? à quoi bon cette terre où l’humanité nous apparaît comme un pâle troupeau chassé par la douleur, forcé de payer chaque sourire d’une larme, chaque progrès d’une souillure ? Mon chat, quand il est bien repu, s’endort près du feu, il ne désire rien de plus. Pourquoi ne suis-je pas comme lui ? Que cette inquiétude soit nécessaire pour nous forcer à avancer, cela n’est point encore une réponse. Quand je suis arrivé à connaître un peu la vie, la tombe s’ouvre pour m’engloutir ; quand le monde aura atteint toute la perfection dont il est capable, la fin du monde viendra : la terre, comme une fleur sèche, tombera pour jeter sa semence dans l’infini. Ce sont là des mystères qu’il faut accepter, soit ! Parlez-moi de mes impuissances et dites-moi que je dois être humble ; dites-moi que la révolte est mauvaise, qu’il est plus noble d’exercer les forces que j’ai pour comprendre, aimer, admirer. Ma raison aura beau objecter, elle ne pourra pas nier : j’ai en moi une voix qui me tient le même langage ; mais vouloir me prouver que je dois être entièrement satisfait par ce que je puis savoir de cet univers, cela ne sert qu’à provoquer en moi des exigences qui s’obstinent à réclamer ; cela réussit seulement à me faire sentir comment en réalité je ne suis pas satisfait, »

SANDFORD. — Oh ! sans doute, c’est l’auteur d’Aurora Leigh qui l’a dit :

.. Pensez-y bien,
Le pauvre mastodonte, au moment de descendre
A l’état de fossile, eût peu gagné d’apprendre
Qu’en sa place un beau jour l’éléphant florirait.
Il n’était pas lui-même éléphant ; il était
Un simple mastodonte…


Je pense comme elle. Pour consoler notre génération actuelle, si elle avait besoin de consolation, je ne songerais pas à lui parler du bonheur qu’atteindra probablement quelque génération future. L’idée que chaque époque ne travaille pas seulement pour elle-même agrandit sans doute la vie présente du penseur ; mais chaque époque est complète en soi : elle renferme sa propre harmonie et son propre contentement. Le progrès n’est pas le passage du mauvais au bon, mais d’un certain genre de bien à un plus grand bien.

« MANSFIELD. — Si le bonheur se mesurait uniquement au contentement de soi-même, nous serions certainement forcés de tenir le sauvage pour beaucoup plus heureux que nous, car il est la créature la plus vaniteuse qui soit au monde… Par une disposition bienveillante de la nature, l’ignorance a toujours pour compensation la plus triomphante des vanités. Voyez l’histoire des religions : c’est justement aux époques où l’homme avait le moins sujet de s’enorgueillir, c’est seulement alors que les divinités nous sont représentées comme jalouses de l’humanité.

« BUTLERI. — Ce n’est pas au point de vue du bonheur que je parlais :