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finissent par exercer vis-à-vis de toutes leurs passions, il refréna le sentiment qui avait failli le dominer et reprit son calme ordinaire. Serpier n’avait rien vu de cette scène muette, il se retira de l’air joyeux avec lequel il était entré. Quand les trois habitans de la maison mauresque furent rendus à eux-mêmes, ils gardèrent quelque temps un silence pénible. Herwig était sorti de cette rêverie débonnaire où il se plongeait volontiers pour réfléchir avec une intensité presque douloureuse. Tout à coup, par un de ces actes extérieurs qu’amène quelquefois une série d’intimes pensées, il prit entre ses deux mains la tête de Dorothée et déposa un baiser sur le front de la pauvre créature. Ce baiser était évidemment le sceau de quelque promesse sacrée ; mais quelle était cette promesse, et à qui la faisait le brave officier ? Était-ce à sa fille ou à lui-même ? Voilà ce que rien ne pouvait faire deviner.

Il y a des momens où la vie militaire est régie par une inflexible monotonie. Tout y marche avec une désespérante lenteur. Au lieu d’être la chasse à courre que les imaginations bouillantes ont rêvée, c’est une véritable pêche à la ligne ; mais cette existence est heureusement sujette au changement le plus complet d’apparences et d’allures. Aussitôt que des événemens désirés l’ont rendue à ses lois naturelles, aux lois de l’aventure et du danger, elle est entraînée vers ses buts inconnus par un mouvement d’une rapidité indicible. Les incidens s’y précipitent à flots pressés, et les heures y marchent au pas de charge. Un jour ne s’était pas écoulé depuis la nouvelle apportée par Serpier, et déjà des ordres de guerre avaient été donnés aux troupes qui composaient la garnison de Blidah. Une forte colonne devait venir se former dans cette ville ; deux bataillons complets de la légion étaient destinés à faire partie de cette colonne. Entre ces ordres mêmes et l’exécution, l’intervalle fut à peine sensible, et Dorothée, après avoir passé en quelques instans par toutes les angoisses des séparations annoncées, se trouva soudain devant la terrible épreuve des adieux.

À cette heure désolée pourtant, le destin sembla vouloir lui accorder une faveur. Il lui envoya un moment qu’elle avait guetté pendant une journée tout entière avec une impatience fiévreuse. Elle se trouva seule avec Laërte dans cette cour déjà pleine pour eux du triste enchantement des souvenirs. Un des mille incidens amenés par l’expédition prochaine avait subitement appelé Herwig hors de son logis. La soirée était avancée, et le départ devait avoir lieu le lendemain au point du jour. Dès que Dorothée se trouva seule avec Laërte, elle courut se pendre à son bras. Tous deux aspirèrent quelques instans le bonheur de pouvoir enfin se regarder et se parler sans contrainte avec la joie presque maladive qu’on