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était si essentiellement féminine. La jeune fille tout à coup sembla prendre un grand parti; elle rajusta sa chevelure, se pencha derrière le fauteuil de son père, et, se haussant sur la pointe des pieds avec une légèreté qu’eût enviée la plus exercée des danseuses, déposa sur le front du capitaine un baiser léger comme le souffle d’un rêve. Après avoir achevé ce manège de coquetterie filiale, elle se mit, ainsi que l’avait dit son père, à fuir devant un personnage invisible. Seulement sa fuite, au lieu d’avoir le caractère de la précipitation et de la peur, avait l’empreinte d’une provoquante raillerie; puis ce dernier sentiment s’effaçait à son tour et faisait place à une confiance toute remplie de molles tendresses. Il y avait des instans où elle semblait saisie et enlacée par cet être caché qui la poursuivait. Alors éclatait dans toute sa personne un attrait vraiment surnaturel. Ce drame à un seul acteur avait mille fois plus de puissance que les scènes habituelles de nos ballets. La poésie du rôle féminin n’était pas détruite par la grotesque figure du danseur. Dorothée représentait à elle seule un couple complet formé par deux êtres harmonieux dont un seul tombait sous l’action de notre regard, mais dont l’autre relevait des perceptions de notre esprit. Rien de plus périlleux et de plus séduisant pour une imagination comme celle de Laërte que cet être qu’on ne voyait pas et qui ouvrait une si vaste carrière au rêve. En suivant la jeune fille des yeux à travers la fumée de sa pipe, il se sentait animé de cette vie enchantée dont le sommeil révèle le secret aux songeurs. Un mouvement sans fatigue et sans effort, opposé à ce mouvement qui use les rouages de notre machine terrestre, l’emportait aux côtés de la danseuse, tout en le laissant assis devant sa tasse de café. C’était lui que l’on fuyait si mollement, c’était lui que l’on attendait dans ces attitudes de défi toutes remplies d’une charmante insolence; c’était à lui enfin que l’on se rendait, tout en conservant dans une captivité volontaire une grâce hautaine pleine d’une voluptueuse domination. Tandis qu’il s’abandonnait à ses ardentes rêveries, Dorothée termina son exercice chorégraphique par une pose des danses andalouses bien connue, mais qu’elle trouva l’art de rajeunir : elle laissa tomber un de ses genoux en terre, relevant en arrière une de ses mains qui semblait tenir le sceptre des audacieuses amours, tandis que l’autre, inclinée vers le sol, avait l’air de dicter les lois suprêmes du plaisir.

Herwig applaudit avec une bruyante bonhomie à ce tableau, qui laissa Laërte dans un morne et pensif silence. La réserve de Zabori fut si visible que le capitaine s’en aperçut et que Dorothée s’en inquiéta. — Je crois, dit la jeune fille, qui avait repris un air ingénu, que ma danse a médiocrement diverti le comte Zabori. Mon