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prépares mieux qu’aucun kavadgi, et apporte la grande pipe à tuyau de cerisier qui a été particulièrement distinguée par notre jeune ami.

Dorothée accomplit rapidement la mission dont l’avait chargée son père ; elle disparut quelques minutes, puis revint avec une prestesse féerique et marchant d’un pas de houri. Dans l’une de ses mains était la pipe arabe, toute bourrée d’un tabac de couleur d’ambre, d’où l’on sentait que devait sortir un essaim de rêves blonds; dans l’autre était une tasse pleine d’un café noir et brillant comme ses yeux. Laërte évitait d’adresser à la jeune fille aucune parole de galanterie; il ne put se dispenser pourtant de lui témoigner sa reconnaissance par quelques mots gracieux. Les joues de Dorothée se couvrirent de rougeur, et son regard laissa voir un plaisir dont tout son visage fut éclairé.

Le capitaine Herwig était en belle humeur. L’éloge donné à sa fille par Laërte avait encore augmenté ses dispositions joyeuses : — Vous ne connaissez pas, dit-il au jeune officier, tous les talens de ma Dorothée. Elle n’a certes aucun éloignement pour vous, mais elle éprouve en votre présence une timidité inexplicable; puis, quand nous sommes seuls, elle s’abandonne à son naturel, qui est le plus heureux et le plus divertissant du monde. Vous ne sauriez croire de quelles comédies elle me régale parfois. Ainsi, il y a quelque temps, je l’ai menée à Alger voir ces danseuses espagnoles qui font fureur dans notre armée; elle a retenu toutes les poses de la Dolorès, celle qu’on applaudit le plus, et ce soir même encore, quelques instans avant votre arrivée, elle exécutait autour du bassin une danse à récréer toute l’Andalousie... Allons, Dorothée, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, tu devrais recommencer devant la lieutenant ce pas que tu exécutais si bien. Tu sais ce que je veux dire : tu te sauves devant un personnage supposé qui te poursuit, en faisant de temps h. autre des retours offensifs. — Comme Dorothée opposait des refus pleins d’embarras à la volonté paternelle, le capitaine continua : — Tu as grand tort de te laisser intimider ainsi par M. Zabori, car c’est lui évidemment qui t’intimide; l’âge n’est pas encore venu pour toi d’éprouver ces sortes de craintes. Profite de ce que tu n’es qu’une grande enfant dont les jeux doivent rencontrer de l’indulgence chez un homme tel que notre ami.

Laërte ne joignit pas ses instances à celles du vieil officier; je ne sais quel instinct lui criait que le passe-temps provoqué par Herwig, bien loin d’être inoffensif, recèlerait quelque chose de fatal : il garda le silence, se bornant à appuyer par quelques signes la requête d’Herwig. Il avait peut-être pris ainsi, sans le vouloir, le plus sûr moyen de vaincre la résistance de Dorothée, dont l’âme