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énumérer ici, déclarait les déportés incapables de posséder tout bien, même mobilier, et prescrivait que les condamnés aux travaux forcés fussent astreints, sans exception, à habiter les casernes. Cette ordonnance jeta la consternation dans le pays, et fut déclarée par les employés eux-mêmes aussi cruelle qu’inopportune et presque inexécutable. Je ne sais si elle reçut son application rigoureuse, mais je dois dire que ces nouvelles mesures furent pour beaucoup dans la résolution que je formai de fuir la Sibérie. Je préférai m’exposer à tous les dangers plutôt que de consentir volontairement à ma réintégration dans les casernes au milieu des galériens.

Si dur que doive nécessairement paraître le séjour en Sibérie aux condamnés politiques, il faut cependant avouer que les criminels ordinaires ne s’y plaignent pas trop de leur sort, et le préfèrent même souvent à leur condition antérieure. Les serfs et les soldats surtout, même ceux qui étaient astreints aux travaux forcés, me disaient souvent : « Que pourrions-nous regretter ? Nous travaillions aussi durement là-bas qu’ici, et les punitions y étaient bien plus fréquentes. » Et pourtant ces mêmes hommes n’en bravent pas moins en maintes occasions le knout et les peines les plus terribles en rompant leur ban, tant est puissant chez l’homme l’instinct de la liberté et l’amour de son foyer ! Dans mon voyage en Sibérie, je fus frappé de voir, des avant Tioumen, partout des champs innombrables de raves bordant la route des deux côtés. En plus d’un endroit, ces raves paraissaient violemment arrachées, et les plantations partout foulées par des pieds d’hommes. J’appris alors que les indigènes entretenaient ces racines à dessein, afin qu’elles servissent de nourriture aux fugitifs pendant leurs courses nocturnes. Dans les villages et hameaux situés au bord de la route, les habitans ont en outre soin de placer le soir, devant les fenêtres, du pain, du sel et des pots de lait pour la même destination. Ils le font plus encore peut-être par intérêt bien entendu que par esprit de charité. Les grandes voies de la Sibérie sont en effet parcourues sans cesse par des forçats évadés, et on ne saurait s’imaginer les périls, les privations et les souffrances qu’affrontent ces malheureux pour échapper à la détention. Ceux qui ont subi la marque se brûlent le visage avec du vitriol ou de la cantharide pour faire disparaître les lettres néfastes ; ils manquent rarement d’être repris, et ce qui peut leur arriver de plus heureux, c’est de se condamner à la vie sauvage dans les bois, et d’y devenir ou plutôt redevenir brigands.

Si la tentation de fuir est presque générale parmi les criminels ordinaires de la Sibérie, au contraire les détenus politiques, mes compatriotes, n’y cèdent que très rarement. La crainte du knout et des châtimens corporels, plus forte naturellement chez l’homme de la classe aisée, la connaissance très imparfaite de la langue, des