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mieux, je l’avoue, un voluptueux énervé, inquiet, languissant, mais doux et sensible, qu’une brute énergique, inique et sans pitié. S’il est vrai que la musique soit, comme vous le dites, un instrument de Lucifer, eh bien ! j’aime mieux les démons qu’elle nous envoie que ceux qui visitaient l’ancienne humanité ; j’aime mieux Astarté et Asmodée que Moloch et Bélial. Heureusement cette explosion toute moderne de la sensibilité dont vous vous plaignez est un fait non diabolique, mais providentiel et préparé par toute l’histoire de l’humanité. C’est une nouvelle phase dans l’histoire du perfectionnement de cette âme humaine pour laquelle vous tremblez. Au commencement en effet l’âme était comme un diamant, enveloppée dans une gangue épaisse, opaque et sale ; il a fallu des siècles et des efforts héroïques pour la délivrer de cette ténébreuse prison. Mille lapidaires se sont attaqués tour à tour à cette enveloppe, et à la fin le diamant s’est montré, brillant mais froid, dur, rebelle aux instrumens qui le taillaient. Il s’agit maintenant de rendre cette pierre sensible, d’en faire la perle vivante, le diamant qui chante, prie et soupire, le diamant taillé vraiment à l’image de cette eterna margherita que le grand poète de l’Italie contempla au centre des splendeurs célestes. Tout, à notre époque, travaille à cette fin sublime ; mais parmi les influences qui sont à l’œuvre pour mener à bien cette grande œuvre, il n’en est pas de plus active que cette musique tant incriminée par vous.

Et puis est-il vrai, dites-moi, que l’âme humaine soit devenue si sensible, si irritable et si susceptible qu’il faut craindre pour son énergie ? Parlons pour nous, s’il vous plaît. Vous croyez donc qu’il n’y a plus dans ce monde ni brutalité, ni sauvage orgueil, ni cruauté stupide ? Je vous assure au contraire qu’on trouverait, sans beaucoup chercher, des spectateurs en nombre suffisant pour garnir l’enceinte du plus large des cirques, si l’on avait encore des chrétiens à jeter aux bêtes. Avez-vous compté tous les vices qui se cachent au fond des bouges où vous n’entrerez jamais, toutes les immondes voluptés qui se vautrent dans les antres obscurs de nos cités, toutes les lâchetés qui se méditent à l’abri de l’ombre et du silence ? Ce sont des lâchetés, des vices et des voluptés qui ne doivent rien, croyez-le, à l’influence amollissante de la musique. N’y a-t-il donc ni rixes sanglantes, ni colères bestiales, ni promptitude à l’injure parmi les classes inférieures ? Loin de trouver les âmes de nos contemporains trop molles, je les trouve trop fortes encore pour mon goût. Un peu d’émasculation bien entendue ne me déplairait point. Or quel art est plus propre à produire cette émasculation morale que la musique ? On a institué récemment des concerts populaires de musique classique, et on a constaté, contre l’attente générale, que le peuple