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une apparition désirée ; priez votre chair de frissonner et de se fondre comme elle a frissonné et s’est fondue en telle occasion mémorable. S’il était possible de rendre visibles et intelligibles aux yeux et d’ajouter les unes aux autres toutes les fines nuances de nos sensations, on aurait la seule traduction véritable des œuvres musicales, car ce n’est ni par des pensées ni même par des images qu’on peut espérer d’interpréter le langage des sons. La nature de telle traduction peut vous renseigner sur la nature de l’idiome original.

Je ne nie pas que la musique n’inspire des sentimens très nobles, très purs et très élevés ; mais lorsqu’elle les inspire, c’est par accident, et il n’y avait pas de raison pour qu’elle n’inspirât pas les sentimens tout contraires, car, loin de nous arracher à nos préoccupations momentanées, à nos dispositions physiques et morales, elle nous y enfonce au contraire. Elle reste indifférente entre le bien et le mal ; toutes les manifestations de la vie lui sont bonnes, et elle s’inquiète peu de distinguer entre elles. Avez-vous une disposition momentanée à être généreux, elle vous confirmera dans votre disposition, en même temps qu’elle flattera chez votre voisin les inclinations voluptueuses auxquelles il ne demande pas mieux que de se laisser aller. Elle conseille le vice, la vertu, la passion, le devoir à la même minute, par la même phrase, dans la même onde sonore. Cette confusion de tous les sentimens, cette impartialité pour toutes les manifestations de la vie, quelles qu’elles soient, me révoltent et me scandalisent. La musique est bien l’art qui convenait à une époque dont la principale philosophie n’a voulu voir dans le mal qu’une forme inférieure du bien, et dans nos vices que des vertus à leur plus bas degré de développement. Pour moi qui suis et resterai un dualiste déterminé, je ne puis aimer un art si complaisant, qui m’expose à rencontrer et à éprouver les sentimens justement contraires à ceux que je cherchais. Rien ne me paraît choquant comme d’entendre une parole légère et voluptueuse sortir de lèvres d’où je croyais que devaient tomber seulement des paroles de sagesse, et je suis presque scandalisé de rencontrer une exhortation à la vertu là où j’allais chercher une flatterie pour mes vices. Je sais que ce mélange de sentimens contraires, qui m’est odieux, ne déplaît pas à mes contemporains ; mais je persiste dans mon opinion, fussé-je seul à la partager. « Y a-t-il encore des manichéens ? dit Candide. — Il y a moi, dit Martin. »

Et puis vous ferai-je ma confession tout entière ? La musique me semble un art dépravant même dans ce qu’elle a de noble et d’élevé. Elle raffine et exalte la sensibilité, et c’est pourquoi je la hais ; elle attendrit et adoucit, et c’est pourquoi je la méprise. Ce fameux mot