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autres hommes parviennent à se dire à peu près correctement qu’ils ne s’aiment et ne se comprennent que médiocrement, lui, il ne parvient à exprimer ses souffrances, ses embarras et sa haine que par des dissonances et des éclats de voix pareils à ces horribles bêlemens par lesquels les muets sollicitent la charité des passans.

Or voilà les miracles qu’accomplit cette magie des sons qu’on appelle la musique. Elle perce ces cloisons charnelles qui éteignent les paroles humaines, elle donne aux âmes un moyen de communiquer entre elles, elle crée un langage dont le plus ignorant et le plus pauvre sentent toute la puissance et toute la douceur. Elle parle, et soudain les âmes qui l’écoutent gémissent de leur isolement, frémissent de tendresse et rayonnent de bonheur. Considérez une foule en proie à l’émotion d’une grande œuvre musicale. Quels larges flots de vie morale circulent, impalpables et lumineux, à travers la salle ! Quels vifs et pénétrans courans d’air psychique, si j’ose m’exprimer ainsi, passent sur tous ces fronts inclinés, sur toutes ces têtes absorbées par le rêve ! Quelle atmosphère mystique a été soudainement créée ! Les âmes atteintes par les traits de cette lumière sonore sont montées des profondeurs de l’être où elles se renferment. Elles, tout à l’heure si bien cachées, les voilà visibles. Elles regardent à travers les fenêtres des yeux et se jouent à fleur de lèvres. Ainsi l’on voit les dauphins, à l’approche des orages, jouer sur les flots profonds ; ainsi les oiseaux, lorsque paraît la lumière, ou lorsque le soleil se couche dans les nuages embrasés de sa splendeur, entonnent leurs hymnes de bonheur, de reconnaissance et d’amour. Habitantes de l’océan infini de l’être, comme les dauphins sont habitans de l’océan terrestre, enfans de la lumière morale, comme les oiseaux sont enfans de la lumière matérielle, les âmes sortent et se montrent aux accens de la musique, car elles reconnaissent le langage que le corps ne leur permet pas de parler, les désirs qu’elles ne savaient comment exprimer, les vœux qu’elles ne savaient comment faire parvenir, les regrets d’une existence plus noble et meilleure que celle que leur ont faite les conditions de la terre. Qui pourrait dire combien de sentimens héroïques se sont allumés ainsi dans des âmes qui ne les auraient jamais connus, combien de vertus, dont le germe se desséchait inutile, se sont entrouvertes sous la fraîche influence de cette rosée de l’harmonie, combien de haines ont été amorties et de dévouemens inspirés ! Un instant plus tôt, ces âmes ne songeaient pas qu’elles pussent jamais être autres qu’elles n’étaient ; elles ne demandaient qu’à persévérer dans leur indifférence ou leur torpeur : le flot des ondes sonores a passé, la voix de l’esprit a parlé, et les voilà changées pour jamais.

Pour moi, je me réjouis lorsque j’entre dans une salle de concert,