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vices de l’indifférence et de l’égoïsme, et dans ses temps de mutisme elle couve le ressentiment, le mépris et la haine. Si rares sont les occasions de sympathie, que l’on compte dans la vie les événemens qui favorisent la rencontre fraternelle des âmes et les heures bénies où il leur a été permis de révéler ce qu’elles étaient. Que dis-je ? ces événement font date dans l’histoire des hommes, et ces heures restent indélébilement marquées sur le cadran où les siècles viennent tour à tour se faire inscrire pour être effacés. Les hommes s’arrêtent stupéfaits devant ces révélations de leur nature, et leur étonnement se traduit par les explosions d’une bruyante admiration dont les générations successives répètent et ravivent l’écho. Quoi ! il était donc vrai que les âmes ne sont pas ennemies les unes des autres ! Il était donc vrai qu’elles ont un désir de se chercher, de se comprendre, de se pénétrera de s’aimer ! Nous avions traité de fables tout ce qu’on nous avait raconté touchant leur nature et leur fin, et voilà que nous sommes forcés de croire que cela doit être exact, au moins pour quelques-uns d’entre nous ! Mais cette surprise que causent aux hommes les actes d’héroïsme, de dévouement et d’amour, témoigne de l’ignorance où ils sont d’eux-mêmes et de l’isolement où ils vivent. Cependant ces brusques secousses ne les réveillent que pour un instant, ils en perdent bientôt le souvenir et se renferment plus que jamais dans leur donjon fortifié, d’où ils défient toute sympathie. Ainsi s’engendrent et se propagent l’ignorance, l’envie, le mépris et la haine ; ainsi surtout s’engendre et se propage la glaciale indifférence qui est à l’âme ce que la paralysie est au corps.

Et puis, même lorsque les âmes se visitent et se recherchent, elles ne se pénètrent qu’imparfaitement, faute d’un langage qui les révèle les unes aux autres. Le langage humain n’exprime d’elles que la partie la plus banale et la plus superficielle, si bien qu’un regard muet et un serrement de main en disent plus long sur leur nature que les discours les plus éloquens et les paroles les plus ornées. Aussi se quittent-elles toujours sans s’être dit jamais ce qu’elles avaient à se dire réellement. Mille obstacles contribuent encore à rendre inintelligible ce langage, déjà si pauvre et si impuissant par lui-même : — l’éducation, le préjugé, la fortune, le génie. Un degré de plus ou de moins dans l’éducation ou le génie, et les hommes ne se comprennent plus. L’artiste, le savant et l’homme des classes supérieures parviennent à dompter cet indocile et incomplet instrument, mais il reste chez le pauvre et l’ignorant à l’état de jargon barbare. Si le pauvre ou l’ignorant a une âme, ce n’est vraiment que pour ses semblables, qui le comprennent à travers les bégaiemens et les défaillances de sa langue. La sympathie qui est en lui, ainsi refoulée et comprimée, s’aigrit et s’endurcit, et tandis que les