Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/710

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le coup des émotions divines, je les rendrai faciles et vulgaires. À la volonté de mon art magique, elles viendront sous leurs cils pour une sensualité, pour un caprice, pour un désir passager et suspect, moins que cela, pour un trouble sans objet. Ah ! ils refusent la damnation sous la forme d’apoplexie et de mort subite ! Je saurai la leur donner sous la forme de névralgies et de rhumatismes. » Telle était l’explication quelque peu sombre que donnait mon jeune puritain de l’origine du goût des contemporains pour la musique et du caractère tout profane qu’a pris dans les temps modernes cet art autrefois réputé le plus divin de tous.

— Je ne puis m’associer, disais-je, à vos anathèmes et à vos sarcasmes, qui ne me prouvent, à tout prendre, qu’une chose : la passion que vous inspire l’art même que vous prétendez haïr. Pour moi, bien loin de voir dans la musique un piège du diable, j’y verrais plutôt un présent de Dieu ; loin d’y voir un instrument de destruction morale, j’y verrais un des plus puissans instrumens de civilisation qui ait jamais été à l’œuvre en ce monde. Vos anathèmes, je le sais, ne tombent après tout que sur la forme qu’a revêtue la musique moderne, formé que vous condamnez en la flétrissant des noms de profane et de diabolique ; mais même sous cette forme, que, moins sévère, je me contente d’appeler mondaine, elle n’a pas démérité de son antique origine, et elle accomplit encore, mieux que jamais peut-être, sa divine mission. Oui, quoi que vous en pensiez, même aujourd’hui elle ne recrute pas pour le diable, elle recrute pour Dieu ; elle n’est pas un élément de désordre, mais de bien moral, car elle diminue et affaiblit les deux grands fléaux qui entretiennent l’anarchie dans les sociétés humaines : l’ignorance et l’isolement des âmes.

Tout mal social vient d’une de ces deux causes, ignorance et isolement. Combien les âmes sont séparées les unes des autres, la plupart des hommes ne s’en doutent guère ; mais vous et moi, nous le savons. Les âmes humaines s’ignorent les unes les autres et n’ont que de rares occasions de communiquer entre elles. Les cloisons chamelles qui les protègent sont épaisses et sourdes, et les paroles les plus sages et les plus religieuses, les paroles les plus semblables aux vôtres, Ô jeune ascète, viennent s’émousser et s’amortir contre ces remparts, comme les boulets les plus meurtriers et les plus rapides contre ces revêtemens de terre dont l’art des ingénieurs enveloppe les forteresses. En vérité, on pourrait dire que l’âme humaine passe la moitié de son séjour sur la terre à l’état de mutisme, et l’autre moitié à l’état de surdité. Quand on lui parle, elle n’entend pas, et quand il lui arrive à son tour de parler, elle ne rencontre pas de réponse. Dans sa longue surdité, elle contracte les