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lui assignait que des occupations peu pénibles, l’admettait à sa société, même à sa table. Malheureusement le général s’oubliait parfois (surtout quand il avait un peu trop bu), tranchait de l’officier supérieur et se montrait récalcitrant. L’inspecteur le faisait alors attacher avec des chaînes au fourneau de la distillerie, et le forçait, pour quinze jours ou un mois, pendant les grands froids de l’hiver, à y entretenir le feu. Le général, hâlé, couvert de suie et noirci par le charbon, promettait de s’amender, et reprenait sa familiarité avec le smotritel et les autres employés pour retourner derechef au fourneau. Après avoir ainsi passé plusieurs années dans la katorga, il fut gracié par le tsar et réintégré dans son ancien rang de général.

Un autre adoucissement à mon sort, que j’obtins encore avant d’être désigné pour les travaux du bureau, et que j’estimai à l’égal de ce dernier avantage, fut la permission que m’accorda l’inspecteur de quitter la caserne. Je pus abandonner cette habitation ordinaire des forçats, lieu d’ivrognerie et de débauche infâme, et demeurer avec mes deux compatriotes dans la maison de Siésiçki. Ce dernier était en effet parvenu à se construire peu à peu une petite maison en bois, grâce à son long séjour à Ekaterininski-Zavod et aux épargnes amassées sur sa faible paie. La maison n’était pas encore finie, le toit manquait complètement ; nous y transportâmes néanmoins nos pénates. Le vent sifflait par toutes les fentes ; mais, comme le bois ne coûtait presque rien, nous allumions chaque nuit un grand feu dans la cheminée : nous étions chez nous d’ailleurs et débarrassés de la hideuse compagnie des forçats ; les soldats seuls que nous avions à payer ne nous quittaient jamais. Nous passions les longues nuits d’hiver à causer, à nous rappeler tout ce qui nous était cher, à faire même des plans pour l’avenir. Ah ! si cette maison est encore debout et si elle abrite quelque malheureux frère déporté, qu’il sache qu’il n’est pas le premier à y pleurer et à invoquer la patrie absente !…

Mon ami Siésiçki a été dans la citadelle de Varsovie le codétenu du malheureux Lévitoux et fut pour ainsi dire le témoin oculaire de sa mort horrible. Leurs cellules s’ouvraient sur le même corridor, et plus d’une fois Lévitoux, en revenant de l’enquête, couvert de sang, lui criait : « Je n’en peux plus, j’en deviendrai fou, et dans la folie je parlerai malgré moi. » Cette crainte l’obsédait continuellement. Un jour, au retour d’un de ces bains de sang, comme il les appelait, il dit par la lucarne à son compagnon de veiller au moins jusqu’à onze heures de la nuit. Siésiçki, sans attacher une grande importance à cette parole, ne se coucha cependant pas, et tout à coup, à dix heures, il vit une grande lueur dans la chambre de Lévitoux. La sentinelle criait au feu ; mais, avant qu’on eût appelé