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n’ait pas expiré sous le knout, et maintenant je me trouve beaucoup mieux à la katorga que chez moi. Je regrette seulement ma jeune femme, que j’y ai laissée ; mais, jeune et jolie, elle trouvera facilement un mari.

— Cependant tu dois te repentir d’avoir tué un homme ?

— Est-ce que c’était un homme ? C’était un diable !…

Nous reprîmes le travail, qui ne cessa qu’à la tombée de la nuit. Alors je rentrai de nouveau au corps de garde, où vinrent me voir mes deux compatriotes sous escorte : le smotritel leur avait accordé cette faveur. Nous causâmes à voix basse, au milieu du vacarme que faisaient les soldats et les galériens, et nous nous racontâmes les principaux événemens de notre vie. Mes pauvres amis ne cessaient de m’exhorter à la patience et à la soumission la plus absolue. Ils me conjuraient de maîtriser en moi tout mouvement d’humeur, et ne désespéraient pas de me voir arriver promptement à la position relativement plus heureuse dont ils jouissaient eux-mêmes, grâce à une conduite irréprochable et résignée. Nous nous embrassâmes tendrement, et je m’endormis.

Ainsi se terminait le premier jour de ma carrière de forçat, auquel devaient ressembler tant d’autres qui le suivirent !… Je me levai avec le soleil pour aller au lieu des travaux ; à huit heures, j’y déjeunai ; de midi à une heure, je rentrai à la caserne pour dîner, et retournai ensuite à la besogne jusqu’à la tombée de la nuit. Les travaux variaient souvent, selon les besoins de l’établissement et les dispositions de l’inspecteur. Je restais le jour comme la nuit en compagnie des autres galériens, et sous la garde du surveillant et d’un soldat. Tantôt je balayais la cour, tantôt je portais de l’eau et du bois, tantôt il m’était ordonné de fendre des bûches et de les ranger en piles symétriques. Cette dernière besogne, faite en plein air, dans les mois d’automne et d’hiver, par la pluie, la neige et le froid glacial de la Sibérie, était une des plus pénibles. Jours douloureux et lugubres sur lesquels il est inutile de m’étendre !…

Dominé surtout par le désir d’éviter avec mes surveillans ou supérieurs toute discussion ou contestation qui aurait amené une catastrophe terrible, car je m’étais juré de ne pas souffrir de châtiment corporel, fut-ce au prix de ma vie ou de celle des autres, je travaillais au-delà de mes devoirs, au-delà même de mes forces. Je puis me rendre ce témoignage de n’avoir rien négligé pour maîtriser en moi tout mouvement d’impatience, toute velléité de mauvaise humeur ; mais je dois aussi rendre cette justice à mes supérieurs qu’ils ne furent ni taquins ni gratuitement méchans. Sévères et durs, ils n’eurent cependant jamais envers moi les capricieuses brusqueries des despotes. Quant à mes collègues les galériens, ils me traitaient avec une déférence, j’ose même dire avec une bien-