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Lublin, autre criminel politique. Ils parlèrent vite et avec une émotion qu’ils ne déguisaient pas ; ils me conjurèrent de me montrer patient et soumis en tout, et de ne m’offusquer de rien ; ce n’est qu’à cette condition que j’arriverais avec le temps à être employé dans le bureau, au lieu d’exécuter les travaux grossiers de la fabrique, ce n’est qu’à ce prix surtout que j’éviterais les châtimens corporels auxquels est soumis tout forçat. Je ne saurais décrire le caractère de ce premier colloque entrecoupé, haletant ; je ne saurais décrire non plus le frisson qui me parcourut tout le corps en entendant des bouches polonaises exprimer si naturellement les appréhensions de coups de bâton et de verges. Ils me quittèrent ; ils avaient hâte d’user de leur influence auprès des employés subalternes de l’établissement (le caissier, le garde-forestier) pour faire revenir le smotritel sur l’ordre inconcevable pour eux que je devais travailler les fers aux pieds : une telle mesure n’étant pas d’usage en cet endroit, même envers des assassins. Je sus plus tard la cause de cette rigueur insolite. Au bas de mon dossier, le prince Gortchakov avait ajouté de sa propre main les mots : « Piotrowski doit être surveillé tout spécialement, » et cette recommandation extraordinaire avait fait une vive impression sur M. Aramilski. « Depuis que je suis smotritel, disait-il au garde-forestier, rien de pareil ne m’est arrivé : ce doit être quelque diplomate ; » (eto dolgène byt kakoi diplomat !)…

Le corps de garde où je fus dirigé ensuite était rempli de soldats, et parmi eux beaucoup de Polonais combattans de notre guerre de l’indépendance. Ceux-là saisissaient le moindre prétexte pour s’approcher de moi et me demander tout bas ce que devenaient la Pologne, l’Europe, et si on avait des espérances (son nadzieje ?…). Accablé de fatigue et d’émotions, je m’étendis sur un banc, et je restai près de deux heures plongé dans une sombre rêverie, quand tout à coup je vis se dresser devant moi un homme robuste, trapu, dont la mine ignoble ne démentait en rien la triple marque de vor incrustée sur son front et ses deux joues, et qui me dit ces simples mots : « Lève-toi et va travailler. » C’était le surveillant (nariadtchik) des forçats, forçat émérite lui-même… O mon Dieu ! vous avez seul recueilli le cri de mon âme, alors que je m’entendais ainsi pour la première fois commandé et tutoyé par un misérable !… Le regard qu’à ces paroles je lançai à l’homme portait-il le reflet de la désolation indignée de mon cœur ? Je ne le sais ; mais il recula d’un pas, baissa les yeux et me dit d’un air triste : « Qu’y puis-je ? On m’ordonne, et il faut que j’exécute les ordres. » Ma poitrine se gonflait ; je pris ma tête dans mes deux mains, elle était en feu ; une sueur froide la couvrit bientôt, et je pus enfin respirer. « Marchons, » dis-je en me levant, et je suivis le surveillant.