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de nos préfets, et sont nommés annuellement par la couronne.

Tout le monde connaît les procédés électoraux des Anglais et le prix que coûte une élection à la chambre des communes. Si, dans les beaux temps, on en citait dont les frais approchaient de 1 million, aujourd’hui la dépense de 50 ou 100,000 francs suffit à maintenir les nominations des députés dans la classe la plus riche. La chambre des lords est formée, comme chacun sait, des chefs des familles puissantes, et la chambre des communes ne s’est composée, jusqu’en 1832, que de leurs cadets, ou des aînés de familles ou branches secondaires. Les ministres et les chefs d’administration sont nommés par les chambres ou choisis dans leur sein. Tous les grades de l’armée ne se peuvent obtenir qu’à prix d’argent, et coûtent, selon les régimens et les grades, depuis 40,000 fr. jusqu’à 300,000. Toutes les places lucratives en Angleterre ou aux colonies sont exclusivement réservées à l’immense clientèle des ministres ou des membres du parlement. L’administration, comme le gouvernement, est donc tout entière aux mêmes mains[1].

Pour commencer un procès, il faut déposer une somme si considérable, que les riches seuls peuvent en affronter la dépense. La caution judiciaire à prix d’argent est encore un privilège pour la fortune[2]. Les grandes charges de l’église et leurs beaux revenus

  1. Qu’on ne croie pas d’ailleurs que l’Angleterre ait moins de fonctionnaires que nous ; elle en compte peut-être davantage et les paie plus richement, mais ils sont en grande partie employés au dehors. Il y a dans les Indes et les colonies anglaises bien des gouverneurs plus richement rétribués que le gouverneur de l’Algérie, beaucoup d’autres qui sont sur un pied presque équivalent, et un nombre infini de fonctionnaires ; mais cela fait moins de bruit que chez nous, parce que le gouvernement britannique, pour chacune des fonctions à remplir, n’appelle pas à son de trompe vingt concurrens pour renvoyer dix-neuf mécontens, et que du premier coup il choisit un titulaire. Louis XIV disait qu’à chaque faveur qu’il accordait il faisait un ingrat et dix mécontens ; de nos jours le gouvernement français pourrait presque en dire autant. Les concours et les examens sont une belle chose et ont leurs avantages, mais ils ont aussi un grand inconvénient : c’est de former dans la jeunesse une classe nombreuse et assez redoutable qu’on pourrait appeler la classe des refusés. Certes, parmi les candidats malheureux aux examens, beaucoup savent se créer d’honnêtes moyens d’existence et se rendre utiles au pays ; mais enfin un certain nombre des désappointés de chaque année devient une proie facile dont s’empare l’esprit de bouleversement. Lorsque vient à souffler le vent périodique de la révolution, les chefs de l’armée du désordre sont tout trouvés, et l’on s’étonne à tort de leur funeste capacité, car entre les hommes qui forment la masse des fonctionnaires désignés par les concours pour administrer et protéger la société et la tête de l’armée, de factieux qui la veut désorganiser il n’y a pas une grande différence ; ils sortent des mêmes écoles, et la distance des talens n’est pas grande entre le numéro six investi par un succès d’examen de la mission de défendre la société et le numéro sept refusé qui l’attaque.
  2. Voyez lord Brougham, p. 277.