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ou vider leurs querelles intestines. La France au contraire, entourée d’ennemis et dépourvue de bonnes frontières, dut adopter une conduite opposée, et pour son salut sacrifier ses intérêts et ses droits aux avantages de l’unité militaire ; elle tendit à se constituer comme un camp toujours en armes où le roi seul serait maître. Nos pères n’ignoraient ni ces nécessités, ni les conséquences qui en pouvaient découler ; ils s’y résignaient, et la noblesse s’y soumit et s’y dévoua tout entière, mais non sans protester souvent. Commines ne disait-il pas : « Le roi Charles VII, qui gagna ce point d’imposer la taille à son plaisir, sans le consentement des états, chargea fort son âme et celle de ses successeurs, et fit à son royaume une plaie qui longtemps saignera[1] ? » Au reste, c’est aux malheurs de la guerre de cent ans et à la passion de la France pour l’expulsion de l’étranger qu’il faut attribuer l’impulsion définitive imprimée à notre histoire vers l’unité monarchique absolue ; c’est aux Anglais peut-être qu’à l’origine nous fûmes redevables de notre abaissement en fait de libertés politiques, et, comme disait Cominines, de cette « plaie qui saigne encore. »

Plus heureux que nous, les Anglais ont pu s’assurer d’une forme de gouvernement qui paraît réunir les conditions nécessaires à la liberté, dont les principaux points d’appui dans la marche quotidienne des affaires sont la presse libre, les meetings, le jury, la magistrature et la pairie héréditaire.

La grande garantie de la liberté générale, selon lord Brougham, est la liberté de la presse ; mais il fait contre elle une audacieuse et virulente sortie, l’accusant de pouvoir, sous le masque de l’anonyme, tromper le peuple aussi bien que l’éclairer. « Dans sa conviction profonde, la liberté de la presse est une conséquence inévitable de la liberté de discussion et le prix onéreux dont il faut payer cette liberté, qu’on ne saurait assez estimer et bénir. » Les meetings populaires, qui correspondent à notre droit de réunion, sont nécessaires aussi à de certains momens et de droit public dans les pays libres, mais ils ne sont pas aux yeux de l’auteur sans inconvéniens. Ses justes préférences sont pour l’institution du jury, qu’on ne saurait trop louer, car la société s’est fondée en grande partie pour jouir de la bonne distribution de la justice, et c’est précisément l’objet pour lequel l’homme consent à abdiquer une partie de sa liberté naturelle et à accepter les entraves d’un gouvernement régulier. En effet, une des grandes conquêtes modernes, dont la théorie et l’exemple nous viennent du moyen âge, fut l’institution du jury, c’est-à-dire la garantie pour tout citoyen d’être jugé par

  1. Cité par Tocqueville, l’Ancien régime et la Révolution.