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penses, dit M. Disraeli : ou bien elles ont pour objet de mettre l’Angleterre à l’abri d’une agression dont elle serait menacée, ou bien elles ont pour cause quelque dessein particulier de la politique anglaise, ou enfin la nation anglaise est contrainte de les faire pour maintenir ce que l’on appelle son influence dans les conseils de l’Europe. M. Disraeli écarte les deux premiers motifs : aucune invasion ne menace l’Angleterre et n’est redoutée par elle ; l’Angleterre ne prétend à rien de plus que ce qu’elle possède, elle ne poursuit aucun agrandissement, elle ne nourrit aucun dessein particulier qu’elle veuille faire prévaloir par la force des armes. Il ne reste donc plus que la troisième hypothèse : ces énormes dépenses ont pour cause la nécessité de maintenir l’influence de l’Angleterre dans les conseils de l’Europe. Nos lecteurs ne manqueront pas d’être frappés de la parfaite exactitude avec laquelle cette analyse s’adapte à la situation de la France. Nous aussi, nous nous imposons des sacrifices financiers extraordinaires ; nous non plus, nous n’avons à redouter ni attaque du dehors, ni invasion ; nous non plus, toutes les professions publiques de notre gouvernement en font foi, nous ne méditons aucun agrandissement à main armée ; nous aussi, poussés à bout et obligés, pour expliquer notre conduite, de nous payer d’un mot banal, nous attribuerons nos prodigalités aux exigences du grand rôle que nous sommes tenus de jouer en Europe. Mais c’est là justement que M. Disraeli perce de son esprit incisif, et en employant, comme il dit lui-même, la méthode socratique, le paradoxe de la politique actuelle. Ah ! il faut si chèrement acheter la conservation de l’influence au sein des conseils européens ! Qu’est-ce donc que ces conseils de l’Europe ? À l’heure qu’il est, parmi ce qu’on appelait autrefois les cinq grandes puissances, quelles sont donc celles qui apportent dans les conseils de l’Europe une vitalité véritable, une force valide ? Est-ce la Russie avec l’embarras de ses finances, la crise sociale de l’émancipation des serfs, les agitations politiques de sa noblesse libérale et les tressaillemens douloureux de la Pologne ? Est-ce l’Autriche, toute meurtrie des coups qu’elle a reçus dans la dernière guerre, et qui travaille si péniblement à sa réorganisation intérieure au travers des discordes de ses nationalités ? Est-ce la Prusse, où toutes les aspirations et toutes les irrésolutions s’enchevêtrent et s’entre-choquent dans un conflit constitutionnel ? Les conseils de l’Europe ! Aujourd’hui, pour l’homme politique, ils se réduisent en réalité à l’Angleterre et à la France. Conserver son influence dans ce concert, c’est faire sa partie dans un duo. On s’arme donc, on prodigue ses ressources, on encourt des déficit, on se grève d’impôts pour tenir tête à la France, si on s’appelle l’Angleterre, pour faire face à l’Angleterre, si l’on est la France ! Et cependant l’Angleterre et la France se sont étroitement liées par un traité de commerce. En Italie, en Amérique, elles poursuivent des politiques ou analogues ou identiques ; sur les points les plus éloignés du globe, elles ont mené de concert de grandes entreprises, elles ont été alliées dans la guerre d’Orient. Au milieu de tant