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et avoir trouvé un capitaliste qui veuille bien l’appuyer d’un enjeu (stake), lequel n’est guère au début que de 5 à 10 livres sterling, il se met entre les mains d’un maître régulier (regular trainer).

Le traitement des lutteurs ne diffère de celui des pédestriens que par des nuances. Chez ces derniers, le développement de la partie supérieure se sacrifie au développement de la partie inférieure ; il n’en est pas ainsi chez le pugiliste. Ses bras et ses épaules doivent naturellement commander l’attention et se superposer à une base solide. Pour les uns et les autres d’ailleurs, c’est toujours la même vie monotone et réglée, un exercice quotidien, une nourriture cénobitique, ainsi que l’obligation de se lever et de se coucher avec le jour. Tous les matins avant le déjeuner, le pugiliste prend un bain, il est ensuite frotté de la tête aux pieds avec une rude serviette ou même avec des gants de crin. S’il a soif entre les repas, il ne peut boire que de l’eau de gruau. Au bout d’environ deux mois d’un tel régime, l’autorité qui n’a cessé de veiller sur tous ses actes déclare par la bouche du trainer qu’il est blanc comme une femme. C’est en effet une noble victime à offrir aux coups du pugilat qui doivent dans quelques jours bleuir et noircir ces belles chairs ayant la couleur et la dureté du marbre. Il n’est pas seulement blanc[1], mais droit et vigoureux comme un chêne ; ses muscles se dessinent avec des reliefs imposans, et rien n’égale ses moyens de résistance à la fatigue. Un des effets du training est que, tout en doublant le volume des forces, il endurcit le corps et le revêt d’une sorte d’invulnérabilité. Un pugiliste bien dressé saigne très peu, même sous l’action de certains coups qui provoqueraient chez d’autres une hémorragie abondante. On est libre de ne point envier cette supériorité physique de l’athlète, surtout au prix où elle s’acquiert ; mais dans les sociétés modernes, où l’action du système nerveux a pris sur l’économie organique une prédominance quelquefois maladive, il est au moins curieux de trouver une classe d’hommes qui font contre-poids et qui rétablissent en quelque sorte l’équilibre en consacrant tous leurs efforts à l’éducation des muscles.

Enfin arrive le grand jour de la lutte : elle a été annoncée depuis une ou deux semaines dans les journaux de sport, qui ont pourtant eu soin de dissimuler l’heure et le lieu de la scène. Comment ces détails se répandent, la veille de l’événement, par toute la ville ave c la rapidité de l’étincelle électrique, comment des milliers de personnes se trouvent le lendemain, au lever du jour, sur le terrain, sans que la police anglaise en ait rien su, c’est un point que je n’ai jamais pu m’expliquer. Les deux adversaires, gardés à vue par les

  1. Ai-je besoin de dire que la peau ne change pas toujours de couleur en dépit un traitement : elle reste quelquefois brune ou bronzée ; mais même dans ce dernier cas elle prend un ton de force et de santé.