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peuple. S’il abdique, son droit passe à ses héritiers légitimes : il ne peut pas les en priver, et l’Europe n’en a pas le droit, — Cela n’est pas conforme aux lumières du siècle, dit l’empereur Alexandre. — C’est mon opinion, répliqua l’empereur d’Autriche; ce doit être celle de tous les souverains, et conséquemment la vôtre. Pour moi, je ne m’en départirai jamais[1]. »

Lord Castlereagh était, de son côté, tombé dans cet état de perplexité qui chez les hommes énergiques précède quelquefois les résolutions définitives. « Il est comme un voyageur qui a perdu sa route, écrivait M. de Talleyrand, et ne peut plus la retrouver; honteux d’avoir rapetissé la question polonaise et d’avoir vainement épuisé tous ses efforts sur cette question, d’avoir été dupe des Prussiens, quoique nous l’eussions averti, et de leur avoir abandonné la Saxe, il ne sait plus quel parti prendre; il est inquiet d’ailleurs de l’état de l’opinion en Angleterre[2].

A mesure que ses incertitudes augmentaient, lord Castlereagh allait de plus en plus consulter M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand ne manquait pas de lui faire sentir qu’on perdrait son temps, si l’on ne commençait par reconnaître officiellement les droits du roi de Saxe ; le plus sûr serait de passer une convention particulière entre la France, l’Angleterre et l’Autriche.


« ...Une convention? reprit lord Castlereagh. C’est donc une alliance que vous proposez? — Cette convention, lui dis-je, peut très bien se faire sans alliance; mais ce sera une alliance, si vous le voulez. Pour moi, je n’y ai aucune répugnance. — Mais une alliance suppose la guerre ou peut y mener, et nous devons tout faire pour éviter la guerre. — Je pense comme vous; il faut tout faire, excepté de sacrifier l’honneur, la justice et l’avenir de l’Europe. — La guerre, répliqua-t-il, serait vue chez nous de mauvais œil. — La guerre serait populaire chez vous, si vous lui donniez un grand but, un but véritablement européen. — Quel serait ce but? — Le rétablissement de la Pologne. » Il ne repoussa point cette idée, et se contenta de répondre : «Pas encore. » Du reste, je n’avais fait prendre ce tour à la conversation que pour le sonder et savoir à quoi, dans une supposition donnée, il serait disposé. « Que ce soit, lui dis-je, par une convention, ou par des notes, ou par un protocole signé de vous, de M. de Metternich et de moi, que nous reconnaissions les droits du roi de Saxe, la forme m’est indifférente : c’est la chose seule qui importe. — L’Autriche, me dit-il, a reconnu les droits du roi de Saxe; vous les avez reconnus officiellement ; moi, je les reconnais hautement: la différence entre nous est-elle donc si grande qu’elle exige un acte tel que vous le demandez? » Nous nous séparâmes après être convenus qu’il proposerait de former une commission pour laquelle chacun de nous nommerait un plénipotentiaire...

« Le lendemain matin, il m’envoya lord Stewart pour me dire que tout le

  1. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII, 24 décembre 1814.
  2. Même lettre du 24 décembre 1814.