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chait, non sans raison, à Louis XVIII de manquer à la fois aux traités et aux convenances en ne payant pas les mois échus de la pension stipulée pour le prisonnier de l’île d’Elbe. On prétendait même, sans que cela ait jamais été bien prouvé, qu’un jour il s’était écrié dans un moment de colère : « Bah ! s’ils m’y forcent, on leur lâchera le monstre! » Comme on le peut bien croire, M. de Talleyrand ne demeurait pas en reste. Il représentait dans ses conversations l’empereur Alexandre comme un ambitieux sans principes, à la fois maniaque et hypocrite, enivré d’une position supérieure à son mérite, et mêlant à l’affectation d’un jargon libéral et philanthropique les emportemens d’une violence sauvage[1]. M. de Metternich avait fini par ne pas le ménager beaucoup plus. Il se moquait volontiers des airs d’Agamemnon qu’Alexandre prenait avec les autres souverains et de sa galanterie mystique avec les dames.

Au milieu de ces divisions, les affaires n’avançaient guère; elles reculaient plutôt. Depuis le 1er novembre, jour où les représentans des huit puissances avaient été officiellement convoqués, ils n’avaient encore pu s’entendre sur rien d’important, et les chances de rupture s’accroissaient visiblement; mais plus l’avenir devenait menaçant, plus le congrès semblait vouloir à tout prix s’en distraire. Les fêtes succédaient aux fêtes, et les souverains s’y mêlaient aussi bien que leurs ministres. L’empereur Alexandre y prenait la part la plus active. Visiteur assidu des cercles les plus élégans, empressé auprès des étrangères les plus aimables, il organisait pour elles de petites loteries de société, où il apportait pour sa part des cadeaux d’un prix considérable, sauf à mal dissimuler sa mauvaise humeur, lorsque le hasard ne favorisait point celles qu’il avait plus particulièrement distinguées. Ce n’étaient que concerts, soirées, bals à la cour, divertissemens de toute sorte, et le prince de Ligne pouvait plaisamment répondre aux mécontens : « De quoi vous plaignez-vous? Si le congrès ne marche pas, il danse. »

La crise approchait cependant. L’opposition de l’Angleterre et de l’Autriche contre l’omnipotence de l’empereur de Russie se dessinait chaque jour davantage. L’empereur François ne la dissimulait pas lui-même à son hôte. « Nous autres souverains, lui avait dit l’empereur Alexandre, nous sommes obligés dans le cas actuel de nous conformer au vœu du peuple et de le suivre. Le vœu du peuple saxon est de n’être pas partagé. Il aime mieux appartenir tout entier à la Prusse que si la Saxe était divisée ou morcelée. — L’empereur d’Autriche lui répondit : « Je n’entends rien à cette doctrine. Voici quelle est la mienne. Un prince peut, s’il le veut, céder une partie de son pays. Il ne peut pas céder tout son pays et tout son

  1. Lettre particulière de M. de Talleyrand au roi Louis XVIII.