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parfois un homme d’une trentaine d’années, au visage basané, aux traits durs comme un vent du nord-est, au front court et fuyant. C’est Jem Mace. Qu’est-ce que Jem Mace ? Il ne faudrait point adresser cette question à des Anglais ; mais je crains qu’en France la célébrité de ce héros ne se soit pas encore répandue, et que je doive par conséquent le faire connaître.

Jem Mace, ainsi que beaucoup de ses confrères, cumule les fonctions de publicain et de pugiliste. Il est dans ce moment l’étoile levante du ring, nom qu’on donne au cercle dans lequel combattent les lutteurs. Présent champion d’Angleterre, il a succédé au terrible Tom Sayers, qui vit encore, et comme insigne de sa dignité, il a le droit de porter cette magique ceinture, belt, qu’il a gagnée à la sueur de son front, et qui est l’orgueil, l’ambition, le but de la carrière athlétique. Jem Mace est né dans le comté de Norfolk : si j’en crois quelque récits, pleinement confirmés d’ailleurs par les traits et la couleur de sa figure, il serait sorti d’une tribu de gipsies, et aurait longtemps couru avec eux les vertes campagnes et les âpres rivages de la mer. Quoi qu’il en soit du nuage qui couvre la première moitié de sa vie, il est certain que Jem Mace n’a paru dans le cercle que depuis quelques années. Jusque-là ; il se contentait de hanter les foires et les courses de chevaux, où, comme tant d’autres histrions du pugilat, les mains recouvertes de gros gants bourrés, il donnait aux provinciaux ébahis une représentation du noble art de self defence (défense de soi-même). Encouragé sans doute par ces débuts, il figura enfin pour tout de bon, dès 1855, dans une lutte où il y avait de vrais coups de poing à donner ou à recevoir. Depuis lors, ses exploits ont fait grand bruit dans le monde des sports, et pour lui les victoires ont succédé aux victoires. Au reste, ce n’était point pour apprendre l’histoire de ses prouesses que je m’étais glissé à mes risques et périls dans cette taverne assez mal famée, — low house, comme disent les Anglais ; — c’était pour voir le lutteur chez lui, le lion dans son antre. En somme, ce lion m’a paru assez bien apprivoisé ; dans son parlor, Jem Mace est un publicain ordinaire, qui fait l’article, pousse à la consommation, surveille, avec l’aide de sa femme et de sa fille, les détails de son commerce, et d’après une expression familière à nos voisins cause volontiers avec les pécheurs[1]. Une ou deux fois la semaine néanmoins cette causerie prend un tour plus animé. Le maître tient ces

  1. Cette opposition de publician et de sinner, qui revient si souvent dans la conversation des Anglais tient sans doute à une réminiscence de l’Evangile, où il est dit que Jésus-Christ faisait sa société des publicains et des pécheurs. Ai-je pourtant besoin de rappeler que le publicain, dans la Grande-Bretagne, n’a rien de commun avec les fonctions du publicain dans la société juive. C’est le maître d’un public house.