Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/368

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que chacun y trouve ses convenances. — Et chacun ses droits. — Je garderai ce que j’occupe. — Votre majesté ne voudra garder que ce qui sera légitimement à elle. — Je suis d’accord avec les grandes puissances. — J’ignore si votre majesté compte la France au rang de ces puissances. — Oui, sûrement; mais si vous ne voulez point que chacun trouve ses convenances, que prétendez-vous? — Je mets le droit d’abord et les convenances après. — Les convenances de l’Europe sont le droit. — Ce langage, sire, n’est pas le vôtre; il vous est étranger, et votre cœur le désavoue. — Non, je le répète, les convenances de l’Europe sont le droit. — Je me suis alors tourné vers les lambris près desquels j’étais, j’y ai appuyé ma tête, et, frappant la boiserie, je me suis écrié: Europe! Europe! malheureuse Europe! Me retournant du côté de l’empereur : Sera-t-il dit, lui ai-je demandé, que vous l’aurez perdue? — Il m’a répondu: Plutôt la guerre que de renoncer à ce que j’occupe. — J’ai laissé tomber mes bras, et dans l’attitude d’un homme affligé, mais décidé, qui avait l’air de lui dire : La faute n’en sera pas à nous, j’ai gardé le silence. L’empereur a été quelques instans sans le rompre, puis il a répété: — Oui, plutôt la guerre! — J’ai conservé la même attitude. Alors, levant les mains et les agitant comme je ne lui avais jamais vu faire et d’une manière qui m’a rappelé le passage qui termine l’éloge de Marc-Aurèle, il a crié plutôt qu’il n’a dit : Voilà l’heure du spectacle ; je dois y aller, je l’ai promis à l’empereur, on m’y attend. Et il s’est éloigné. Puis, la porte ouverte, revenant sur ses pas, il m’a pris le corps de ses deux mains, il me l’a serré en me disant avec une voix qui n’était plus la même : Adieu, adieu, nous nous reverrons. — Dans toute cette conversation, dont je n’ai pu rendre à votre majesté que la partie la plus saillante, la Pologne et la Saxe n’ont pas été nommées une seule fois, mais seulement indiquées par des circonlocutions. C’est ainsi que l’empereur voulait désigner la Saxe en disant ceux qui ont trahi la cause de l’Europe, à quoi j’ai été dans le cas de lui répondre : Sire c’est là une question de date. Et après une légère pause, j’ai pu ajouter : Et l’effet des embarras dans lesquels on a pu être jeté par les circonstances.

« L’empereur une fois par la des alliés; je relevai cette expression comme je l’avais fait à la conférence, et il la mit sur le compte de l’habitude[1]. »


Les deux passages que nous venons de citer montrent à quel point la politique de la France était dès le début en contradiction avec celle des autres puissances. A la fin de cette même lettre du 4 octobre, M. de Talleyrand exposait ainsi cette politique :


« Votre majesté voit que notre position ici est difficile. Elle peut le devenir chaque jour davantage. L’empereur Alexandre donne à son ambition tout son développement; elle est excitée par M. de Laharpe et par ***. La Prusse espère de grands accroissemens. L’Autriche pusillanime n’a qu’une ambition honteuse; mais elle est complaisante pour être aidée. Et ce ne sont pas là les seules difficultés. Il en est d’autres encore qui naissent des engagemens que les cours autrefois alliées ont pris dans un temps où elles n’espéraient pas abattre celui qu’elles ont pu renverser, et où elles se pro-

  1. Lettre particulière de M. de Talleyrand à Louis XVIII ; 4 octobre 1814.