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à faire goûter mes plans aux Russes, et que vous justifiiez la prédilection que l’on me sait pour les Polonais et pour tout ce qui tient à leurs idées favorites. Ayez quelque confiance en moi, dans mon caractère, dans mes principes, et vos espérances ne seront point trompées. A mesure que les résultats militaires se développeront, vous verrez à quel point les intérêts de votre patrie me sont chers et combien je suis fidèle à mes anciennes idées; quant aux formes, vous savez que les plus libérales sont celles que j’ai toujours préférées. »


A cette lettre étaient jointes quelques lignes tout empreintes d’une émotion intime qui semblait sortir du fond même de son cœur :


« Ma lettre portant un certain caractère officiel, je ne puis la laisser partir, mon cher ami, sans y ajouter un petit mot d’amitié pour vous. Les succès ne m’ont pas changé, ni dans mes idées sur votre patrie, ni dans mes principes en général, et vous me retrouverez toujours tel que vous m’avez connu[1]... »


Reconnaissons à son honneur qu’Alexandre resta en effet fidèle après le triomphe à cette parole solennelle donnée à celui qu’il appelait son ami. Le nom de la Pologne ne fut pas, il est vrai, mentionné dans le traité de Paris, qui posait les principes généraux de l’organisation future de la Suisse, de l’Italie et de l’Allemagne; mais pendant le cours des négociations l’empereur de Russie affecta de parler souvent du rétablissement du royaume de Pologne comme d’un projet arrêté dans son esprit. Il ne s’agissait de rien moins alors que de la constituer dans ses anciennes limites les plus étendues, et d’en faire sous sa suzeraineté un état parfaitement séparé et indépendant. Durant le rapide séjour qu’il fit à Saint-Pétersbourg, au milieu même du foyer des passions moscovites, ses pensées se modifièrent un peu. Pour la première fois il comprit clairement les obstacles qu’il rencontrerait. Il abandonna l’idée de réunir au duché de Varsovie la Lithuanie et toutes les autres provinces enlevées à ce malheureux état lors du fatal partage de 1773. Il ne devait plus s’agir désormais que d’ériger le grand-duché en un royaume distinct, doué, sous la souveraineté de l’empereur, d’une complète indépendance et de certaines institutions particulières. Le projet ainsi réduit était moins grandiose, plus praticable, mais d’une exécution encore bien difficile. La plus grande partie du duché de Varsovie avait formé la part de la Prusse dans la distribution que les trois puissances spoliatrices s’étaient faite de l’ancienne Pologne. On ne pouvait en priver la Prusse sans compensation. Alexandre offrait de lui abandonner la Saxe tout entière; rien de plus équitable à ses yeux : le roi Auguste n’était-il pas digne de toute punition pour avoir odieusement trahi les intérêts de l’Europe?

  1. Lettre particulière au prince Adam Czartoryski, janvier 1813.