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grands personnages de l’histoire, quand ils parlent d’eux-mêmes, doivent être, toute révérence gardée, traités comme des témoins un peu suspects qui déposent dans leur propre cause. Plus leur rôle aura été fameux et leur esprit puissant, plus leur autorité est demeurée considérable, plus grand est le danger de s’égarer avec eux, si l’on en vient à trop les croire sur parole. Il y a aussi un autre écueil à éviter : ce serait d’être après coup trop sévère pour eux, de ne pas tenir, à la distance où nous sommes, un compte suffisant du milieu dans lequel ils ont vécu, des idées qui régnaient de leur temps, et de méconnaître les obstacles, quelquefois les impossibilités de toute nature, qui se sont dressés sur leur chemin. Sans doute, en négociation comme en guerre, il est aisé de remporter du fond de son cabinet de faciles victoires, parfaitement conformes à toutes les règles de l’art, et que ne déparent jamais aucun accident ni aucune faute. Le malheur de ces magnifiques combinaisons est d’avoir été le plus souvent irréalisables à l’époque et dans les circonstances où les place l’habileté posthume des écrivains qui les imaginent. Afin d’éviter ce double inconvénient, nous nous attacherons à reproduire autant que possible le texte même des lettres de M. de Talleyrand, et pour être tout à fait juste envers lui, après avoir expliqué quelle était la nature de ses relations personnelles avec le chef de la maison de Bourbon, nous n’oublierons pas d’indiquer aussi quelle était à cette même époque la tendance générale des esprits en France, de montrer quelles étaient les dispositions de l’Europe à notre égard, et en particulier celles de quelques-uns des adversaires, souverains ou ministres étrangers, contre lesquels M. de Talleyrand eut à lutter pendant la durée du congrès de Vienne.


I.

M. de Talleyrand avait cessé en août 1807, peu de temps après la paix de Tilsitt, de diriger la diplomatie de Napoléon. Sa retraite avait été volontaire, elle n’avait pas eu les caractères d’une rupture. En déposant ses fonctions actives pour jouir des paisibles honneurs attachés au titre de grand-chambellan, de prince de Bénévent, le nouveau vice-grand-électeur n’avait pas entendu faire acte d’opposition : il ne s’agissait de rien de semblable en ces jours-là; mais éloigné des affaires, déchargé de toute responsabilité, moins ébloui que les autres serviteurs de l’empire par le spectacle de ses prospérités prodigieuses, il s’était un peu moins gêné chaque jour pour mêler aux témoignages ostensibles de son admiration officielle les secrets épanchemens de sa pensée intime, restée en tout temps assez libre, mais qui tendait à devenir peu à peu légèrement fron-