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tenant la femme la plus à la mode d’Alger. C’était chez elle que se réunissaient tous les poursuivans du plaisir mondain, depuis le jeune officier qui rêve de rapides conquêtes jusqu’au magistrat sentimental qui aspire à de longues et discrètes liaisons. Les amis de Laure l’avaient persécutée (je m’exprime en ce moment dans son langage) pour la faire aller à l’un des bals masqués du théâtre algérien. On avait organisé chez elle une de ces parties dont nous parlions tout à l’heure. Quoiqu’il ne connût aucun des incidens survenus dans l’existence de son ancienne maîtresse, Laërte devina, par une véritable puissance de seconde vue, tout ce que nous venons de dire.

Ainsi il revoyait en pleine vulgarité cette femme qu’il avait connue en de si terribles circonstances! La coryphée de cette orgie bourgeoise, qui se révélait sous les plis du domino à ses instincts délicats, était la veuve de l’homme aimable et intrépide que les soldats de la légion appelaient « leur marquis, » et c’était pour une pareille créature qu’il avait tué cet homme, lui Zabori, le poète et le grand seigneur, qui s’était cru si longtemps armé de tous les nobles dédains. À cette pensée, il éprouvait contre lui-même une colère pleine de dégoût. Il songeait à ces cohortes musulmanes dont il faisait partie, à cette tente sans repos qui l’attendait dans l’ombre, à la mort sans honneur dont il était sans doute le promis, et son exaspération contre la misérable cause de toutes ces tristesses ne connaissait plus de bornes. Il détourna les yeux de cette loge qu’un transport de rage et de folie l’eût poussé à escalader. Il allait reprendre à travers le bal sa marche, un moment suspendue, quand un bruyant éclat de rire partit d’une baignoire placée sous l’avant-scène qu’il voulait fuir. Il se retourna, et vit une femme qui ne s’était point démasquée furtivement, mais qui montrait au contraire avec affectation un visage dont elle tenait son masque éloigné, semblable à ces jolies figurantes chargées dans les pièces allégoriques de représenter la comédie. Laërte reconnut encore la femme au visage découvert et au long éclat de rire : c’était Dorothée.

La fille du capitaine Herwig avait accompli sa destinée. Elle marchait joyeusement, la lampe éteinte, dans le chemin des vierges folles. Rien de son passé n’était resté à ses traits; ses yeux, où jadis se montrait parfois une expression ingénue, ne traduisaient plus maintenant que des passions basses ou extravagantes. On sentait dans toute sa personne le caractère indélébile de la courtisane. Depuis la main qui tenait son masque jusqu’aux boucles de cheveux blonds qui tombaient sur son col, tout en elle était marqué au signe de la grâce sans mystère. Laërte ne put s’empêcher de songer à la sereine clarté des astres qu’il avait vue tomber, dans la cour de la