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eût pu les ramener à la lumière des cieux. Zabori se rendit compte en quelques instans de ces bizarres et touchantes funérailles, dont tous les détails alors lui apparurent avec une poignante lucidité. Il aperçut les singuliers fossoyeurs à l’instant même où ils quittaient la rive et s’avançaient dans la partie obscure du torrent, en soutenant, du bras dont ils ne fendaient pas les ondes, le corps qu’ils allaient ensevelir. Il les suivit dans le cercle magique tracé par l’orbe de la lune. Il les vit se pencher sur l’être livide qu’ils portaient et qu’ils ne devaient plus ramener au rivage. Ils semblaient se séparer à regret de ce pieux fardeau et lui adresser un suprême adieu. Bientôt la vue de Zabori, familière avec le jeu des ombres et des clartés nocturnes, put distinguer jusqu’aux traits des personnages qui jouaient un rôle dans cette scène. Il reconnut avec une douleur pleine d’effroi, parmi les morts, une succession de visages évoquant une série de souvenirs. Ainsi il distingua d’abord la face pâle d’un jeune officier dont la gaîté printanière l’avait plus d’une fois fait rêver et sourire pendant son séjour à la légion. Le jeune homme avait servi dans la compagnie d’Herwig, et souvent le vieux capitaine l’avait raillé avec bonhomie sur une longue chevelure dont, en dépit des us militaires, il ne voulait pas se séparer. Cette chevelure étendue maintenant comme un nimbe lugubre autour de ce front décoloré fut le signe qui fit reconnaître à Laërte ce compagnon des jours évanouis. Puis il en vit passer d’autres encore, qui tous lui récitaient, avec leurs lèvres muettes, des pages déchirées de sa vie. Il épiait avec une anxiété indicible le moment où les nageurs et leurs fardeaux recevaient les rayons de la lune. Il tremblait à cet instant de trouver un mort uni à son âme par des attaches plus puissantes encore que le mort qui l’avait précédé. Il craignait de faire un pas de plus dans les régions de l’épouvante. Il lui arriva deux fois de suite ce qui arrive dans les songes, où chacune de nos terreurs enfante la chose même que nous avons redoutée. Il aperçut un corps pesant que remorquaient avec peine deux hommes aux membres vigoureux. Les figures de ces deux hommes, qui s’offrirent à son regard les premières, avaient un caractère qu’il ne pouvait point méconnaître. Leur insouciante rudesse n’avait cédé ni à la solennité des circonstances ni à la tristesse du lieu; elle semblait adoucie pourtant par le sentiment d’un chagrin insolite. Ces deux compagnons étaient des zéphyrs, et le corps que leurs bras enlaçaient était celui du capitaine Bautzen. Laërte put saluer une dernière fois ce silencieux, mais remuant personnage, qui l’avait si souvent ému et diverti. Il contempla le baiser visible de la mort sur cette bouche d’où sortaient autrefois de brèves paroles mêlées aux bouffées éloquentes de la pipe héroïque. « Pauvre Bautzen! » murmura-t-il, et il tressaillit à cette courte oraison fu-