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que nous sommes attachés par des liens de chair à cette vie, il se pencha sur l’homme dont il avait fait couler le sang; sans bien s’en rendre compte, il voulait chasser les craintes vagues qui l’obsédaient par un élan victorieux de charité. Il désirait entendre la voix d’un de ses semblables, s’attacher à quelque chose d’humain dans le précipice plein de vertige où il était entraîné. Le Polonais sortit de son assoupissement au souffle dont sa joue était effleurée; il ouvrit les yeux et attacha sur Laërte un regard plein d’une haine effroyable. Il rendait avec un surcroît de cruauté la blessure qu’il venait de recevoir : il traversait l’âme glacée du meurtrier par sa muette malédiction.

De coupables passions et de ridicules paroles ont avili le mot divin de fraternité; mais ce mot pourtant est un cri de notre cœur : c’est le cri de l’homme, comme le nom de celle qui nous a portés est le cri de l’enfant. Zabori aurait été rassuré, grâce à la superstition que nous donne la vie des hasards : il se serait cru réconcilié avec Dieu, s’il avait rencontré une expression fraternelle même sur le visage dégradé de l’être sans foi qu’il avait frappé; mais le regard qui le châtiait faisait pâlir en lui jusqu’au dernier rayon d’illusion et jusqu’à la dernière lueur d’espérance. Comment devait-il se juger maintenant, lui qui avait toujours associé le péril à un essaim de pensées généreuses? S’il était encore un chevalier, il devait avoir des frères d’armes; dans le monde où il avait vécu, le sang arrosait les amitiés; il en faisait ces arbres sublimes qui peuvent nous offrir un abri contre les foudres mêmes du ciel. Était-il encore dans ce monde? Le renégat avait répondu à sa question par son regard chargé de haine.


XIV.

On ne rencontra point les Français aussi vite qu’on l’avait pensé. Les spahis qu’on avait aperçus à l’horizon faisaient partie d’une troupe légère lancée dans une audacieuse reconnaissance. La colonne qui les avait détachés opérait sur les confins du Tell, et ne semblait pas disposée à s’engager dans le désert. L’émir résolut de se diriger vers cette colonne, d’en surveiller tous les mouvemens et de chercher à la surprendre dans quelque passage difficile. Après cinq ou six jours d’escarmouches, le plan qu’Abd-el-Kader avait arrêté avec un merveilleux instinct d’homme de guerre sembla destiné à recevoir la sanction de la fortune. Les Français, dans le désir de gagner le territoire d’une tribu révoltée qu’ils voulaient, par une marche rapide, surprendre et isoler de tout renfort, pénétrèrent dans un défilé étroit et presque impraticable. Une sorte de rivière torrentielle grossie par les pluies d’automne coulait dans