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nels, avaient intéressé ses jeunes années. Il se souvint d’un vieux livre poudreux qu’il avait découvert dans la bibliothèque du château de Zabori. Dans la poussière de ce livre, il avait trouvé des splendeurs qui l’avaient aveuglé: c’est que l’histoire des boucaniers était retracée dans cet ouvrage, édité par quelque libraire hollandais enterré depuis bien longtemps, Laërte s’était passionné pour Montbars l’exterminateur et pour tous ces glorieux flibustiers qui donnèrent à la piraterie un âge héroïque. En ce moment il vint à penser au festin où ces hommes sans peur se délassaient de leurs sanglans travaux. Un pirate, dont il recherchait le nom, employait un singulier procédé pour entretenir au sein de ces repas l’énergie farouche dont il ne voulait point que ses compagnons pussent un seul instant se dépouiller. Ce guerrier forcené tirait de sa ceinture un pistolet, se penchait ensuite sous la table, comme un convive joyeux qui à la fin d’un repas de noces veut détacher la jarretière de la mariée, et faisait feu au hasard entre les jambes qui l’entouraient. Suivant le caprice de la balle, un tibia était brisé ou un mollet était simplement percé de part en part. Après cet accident, on se remettait à boire. Seulement les consciences étaient satisfaites : on avait rendu hommage au danger, le vrai pourvoyeur d’un banquet où il aurait été injuste de l’oublier.

Ce trait de belliqueuse humeur se mit à obséder Laërte, engagé déjà dans les routes de l’ivresse, avec l’obstination que mettent certaines paroles, certaines images, certains chants, à tourmenter les gens enfiévrés. Zabori éprouva un irrésistible besoin de raconter avec de grands éloges à Lugeski l’invention du flibustier. Le Polonais avait bu, pour sa part, deux bouteilles de vin du Rhin, et son visage, habituellement pâle, avait pris la teinte jaune de la liqueur qu’il avait avalée. Toute sa personne était en proie à une excitation maladive. Le propos de Laërte trouva donc sur-le-champ une nature disposée à l’accueillir.

— Pourquoi, s’écria Lugeski, n’imiterions-nous pas l’homme dont vous parlez? Puis il ajouta avec une sorte de grossièreté provocante : — Malheureusement la race des grands flibustiers qui se livraient à ces vaillans caprices a disparu de nos jours. A la fin d’un repas, on fait comme vous, on parle de sang, de mort et de blessures : on évoque le danger; mais s’il venait à se présenter, comme la statue du Festin de Pierre, on se garderait bien de l’inviter à souper.

Ces paroles excitèrent chez Zabori une exaspération indicible. On sait que la patience devant l’apparence même d’un affront n’était point la vertu du Hongrois, lorsqu’il était à jeun; on s’imagine facilement que l’ivresse ne le rendait guère plus traitable. Laërte éprouva donc un de ces courroux comme celui qui a joué un rôle si