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peut-être, mais non pas les plus édifians fidèles de leur nation. Le vrai musulman n’aime pas à s’enrégimenter ; il veut faire la guerre à sa guise, donner à ses ablutions, à ses prières et à ses méditations tout le temps que sa ferveur réclame. Les officiers arabes des réguliers appartenaient à cette espèce de mahométans qui troque volontiers les pratiques du désert pour les habitudes du soudard. Ces hommes avaient pour compagnons des personnages qui leur étaient bien inférieurs encore en morale et en religion : je veux parler des Européens.

L’Europe n’avait fourni que deux officiers au bataillon de Zabori; mais ces deux officiers représentaient deux grandes classes d’aventuriers. L’un était un Génois qui avait quitté sa patrie, après y avoir exercé le métier de trafiquant sans loyauté et sans bonheur, pour aller prendre du service chez le pacha d’Egypte, et qui, de l’armée égyptienne, s’était enfui auprès d’Abd-el-Kader; l’autre était un Polonais qui s’était mêlé sans gloire aux insurrections de son pays, où ne l’avaient poussé que des instincts de meurtre et de désordre, qui en France était devenu un suppôt de révolte, et que ses compatriotes de la légion étrangère avaient enfin chassé de leurs rangs. Labia (ainsi s’appelait le Génois) et Lugeski (c’était le nom du Polonais) offraient deux figures opposées de tout point. Le Génois avait des traits assez réguliers, un teint coloré et cette chevelure du Bacchus antique qui est si commune en Italie. Il représentait tout simplement les vices de la chair. S’il avait enfourché la monture du dieu que ses cheveux rappelaient, s’il traversait la vie sur un tigre, c’était parce que le hasard de ses débauches lui avait fait rencontrer ce coursier farouche qu’il avait enjambé dans un moment d’ivresse. Il était sensuel et jovial : il ne tuait les hommes que pour nourrir ses passions. Le Polonais au contraire était l’incarnation du vice qui relève de l’esprit; il avait cette malice humaine qui trouble la conscience divine. Le sourire qui résidait éternellement sur ses lèvres donnait un éclat sinistre à la pâleur de ses traits. C’était comme un de ces cruels rayons de soleil qui, dans les blafardes journées de tempêtes, se jouent sur les mauvaises mers. Son front était couronné d’une chevelure rare, de couleur jaunâtre; il faisait froid dans ses yeux gris. Labia et Lugeski étaient des renégats; tous deux avaient renoncé à leur foi, l’un avec une cynique insouciance, l’autre avec un infernal bonheur.

Laërte à table ne pouvait point s’arracher à la contemplation de ces deux hommes placés en face de lui. Il trouvait dans cette contemplation un supplice qu’il subissait avec un mélange de désespoir et de fermeté. Il se rappelait ce régulier dont le cadavre avait frappé sa vue le jour de son premier combat en Afrique. Alors il avait été saisi d’une sorte de terreur divinatrice. Maintenant il était descendu