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cerisier dont il pressait entre ses lèvres le bout d’ambre ; il aspirait l’odeur des plantes aromatiques qui peuplaient les plaines où il s’avançait ; il récréait sa vue à la couleur bleue du grand ciel laissant tomber à l’horizon ses plis d’azur jusque sur les herbes du sol, et il justifiait ainsi la cynique prédiction du curé Mérino : « Vous pouvez encore être heureux, car les morts sont comme les chiens, ils n’aboient qu’après ceux qui les fuient. »

Les premières journées de marche se passèrent sans un coup de fusil ; mais un soir, après une longue étape que des jambes arabes étaient seules en état de fournir, la colonne d’Abd-el-Kader aperçut à l’horizon, en arrivant à son bivac, quelques manteaux rouges de spahis. Évidemment les Français étaient dans le voisinage ; une chaude action aurait bientôt lieu. Le bivac d’Abd-el-Kader était établi dans un paysage tout rempli d’une majesté biblique. Les grandes plaines qui s’étendent sur les confins du Tell sont coupées çà et là par de courtes chaînes de montagnes. L’émir avait fait camper ses gens dans une sorte de val funèbre entouré de tous côtés par des rochers. Des réguliers placés en sentinelle sur ces rochers étaient chargés de veiller à la sûreté du camp. Ces soldats encapuchonnés, projetant leur silhouette sur le fond rouge d’un ciel où se couchait un soleil sanglant, évoquaient des idées de combat et de prière. Laërte, en les contemplant sur le seuil de sa tente, se rappelait les impressions produites sur lui, en des années bien lointaines, par les lectures de son enfance. Il songeait à cette sainte milice du désert dont il avait admiré autrefois les luttes surhumaines. Il croyait voir ces pieux et farouches solitaires, ces géans sacrés des âges chrétiens, se hissant sur la cime brûlante des rochers pour se rapprocher du ciel de quelques coudées. Malheureusement les hommes qui l’entouraient étaient bien loin d’appartenir à la même race et de poursuivre les mêmes buts que ces héros de notre foi. Ainsi rien de moins recueilli que la manière dont Laërte passa la soirée au sein de ce bivac solennel.

Je veux raconter toutefois cette soirée, car aux extravagances dont elle fut marquée il se mêla quelque chose d’expiatoire. L’odeur de poudre dont l’air était chargé avait agi comme d’ordinaire sur les Arabes. Une sorte de gaîté violente régnait dans l’armée de l’émir. Les uns songeaient aux émotions du combat, les autres aux joies de la victoire, d’autres enfin savouraient d’avance le bonheur extatique qui attend les soldats intrépides du prophète dans les bras de la mort. Laërte avait désiré réunir dans un repas auprès de sa tente tous les officiers de son bataillon. Le corps d’officiers d’une semblable troupe formait une réunion d’êtres que la puissance de l’imagination la plus hardie ne serait jamais parvenue à créer. Il y avait d’abord des Arabes. Ceux-là étaient les plus braves guerriers