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gers. J’avais toutefois confiance dans mon étoile; il s’agissait surtout d’éviter la rencontre des gendarmes et les hôtelleries, ce qui, grâce à la saison, n’était pas trop difficile. Quant à la direction prochaine à donner au voyage, je n’avais plus aucune hésitation. Je voulais gagner le grand-duché de Posen : là, au milieu de mes compatriotes soumis à la domination prussienne, mais que j’étais sûr de ne pas compromettre, j’espérais trouver tous les secours que la rapide diminution de mes finances me rendait si nécessaires. J’ignorais alors les massacres qui venaient de désoler la Galicie, je ne savais pas que, même dans le duché de Posen, une grande conspiration venait d’être découverte. Ce n’est pas dans les solitudes de l’Oural, ni plus tard au milieu du bas peuple russe, que j’aurais pu apprendre ces graves et tristes nouvelles.

Memel, Tilsit et Kœnigsberg furent successivement atteints sans le moindre encombre. Je marchais le jour et couchais à la belle étoile; je ne fus inquiété nulle part d’une demande de passeport, je répondis aux rares questions des marchands ou des voyageurs que je rencontrai en route que j’étais un Français, ouvrier en coton, revenant de Russie. Arrivé enfin le 27 juillet à Kœnigsberg, je vis dans le port un bateau à vapeur qui partait le lendemain pour Elbing. Las d’une marche continuelle, je voulus profiter d’une occasion de transport qui s’offrait à un prix très modique, et qui m’aurait amené tout près du grand-duché de Posen, au milieu de mes compatriotes; je résolus donc de m’arrêter à Kœnigsberg jusqu’au lendemain. En attendant, je flânai par la ville, et à l’approche du soir je m’assis sur un tas de pierres auprès d’une maison en ruine, comptant m’éloigner à la tombée de la nuit, aller coucher dehors dans les blés, et revenir le matin pour l’heure du départ. Hélas! je comptais sans la fatigue, sans le profond épuisement de mes forces et l’espèce d’insouciance, suite naturelle d’une longue sécurité relative. Je m’endormis profondément sur ce tas de pierres... Quand je me réveillai, fortement secoué par un bras d’homme, il faisait une nuit sombre, et devant moi se tenait un inconnu, un « gardien de nuit» (nachwaechter), comme on dit dans l’endroit, qui me demanda qui j’étais, d’où je venais. Engourdi par le sommeil, je balbutiai des mots incohérens, et quand je fus enfin rappelé à moi par le sentiment du danger, j’eus beau donner des explications dans un allemand écorché; toutes mes réponses parurent suspectes. L’ignorance complète des lieux et l’obscurité de la nuit ne me permirent même pas d’entamer une lutte et d’essayer une évasion; je cherchai mon poignard, et par bonheur je ne sus pas le trouver. Le gardien s’empara de mon bras, appela ses camarades, et m’emmena de force au poste voisin. J’étais arrêté...

Le sentiment qui m’agita lorsque je me vis enfermé de nouveau