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dans un foulard selon l’habitude des paysans russes: mais il s’épargna la peine de le regarder, et me dit : — Viens demain à sept heures du matin; si tu ne me trouves pas, attends-moi. Et à présent, file vite...

Je rentrai tout joyeux chez moi, et le lendemain j’étais exact au rendez-vous. La machine chauffait déjà. Mon homme m’aperçut bientôt et me dit seulement : « Donne l’argent. » Il s’éloigna, puis me rapporta un billet jaune dont je feignis naturellement de ne pas comprendre la signification, ce qui m’attira une nouvelle gracieuseté : « Tais-toi, moujik, et laisse faire! » La cloche sonna trois fois, la barrière s’ouvrit, les passagers se pressèrent; un rude coup de poing de mon homme me poussa à leur suite. Quelques instans encore, et le bateau était en pleine marche. Je crus rêver.


V.

Une traversée par le bateau à vapeur de Saint-Pétersbourg à Riga ne fournit pas un sujet fécond d’impressions de voyage, même lorsque le voyageur est un Sibérien fuyant la katorga. J’eus cependant ma petite aventure. Décidément l’Océan m’était hostile. Grâce à l’abrutissement que donne le mal de mer, je ne sais comment je me trouvai tout à coup dans la cabine des « nobles, » et cette invasion révolta tout le monde. Une dame russe assez âgée ne cessait de crier en français : « Ah! ce paysan va nous empester! Il corrompt le peu d’air qui nous reste! » Les domestiques vinrent et me remirent à la raison et à ma place. Blotti dans mon coin à l’avant du bateau, je me tenais coi, et je ne voyais que de temps en temps les passagers de distinction, lorsqu’une promenade sur le pont les conduisait parfois de mon côté. Deux Allemands, me regardant déjeuner d’un morceau de pain et d’un oignon, ce que je faisais aussi bien pour me conformer à mon rôle de moujik que par économie, hélas ! dirent à haute voix et dans leur aimable langue : « On voit bien que c’est un cochon russe (man sicht dasz es ein russisches Schwein ist)... » Chose étonnante, les seuls voyageurs qui me témoignèrent de l’intérêt, qui daignèrent s’entretenir de temps en temps avec moi, sans se douter pourtant de ma nationalité, ce furent deux jeunes gens, deux Polonais. Je les suivais du regard pendant leur promenade sur le pont. Ah! que j’aurais voulu leur serrer la main!...

Je passerai rapidement sur le reste de mon voyage depuis Riga, à travers la Courlande et la Lithuanie, jusqu’à la frontière de Prusse. Je dirai seulement quelques mots de la nouvelle profession que je m’étais attribuée en quittant Saint-Pétersbourg. Le caractère de bohomolets n’était plus de mise alors que je m’éloignais de Novgorod, et que j’avais à traverser des pays protestans ou catholiques, comme