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depuis la réforme de Nicon (la manière russe ordinaire) était hérétique au premier chef, — après avoir bien regardé au dehors, verrouillé la porte et exigé de moi le serment de ne jamais révéler le secret, — il tira d’une cachette une figurine en cuivre jaune, évidemment un antique travail byzantin assez grossier, où Jésus-Christ était en effet représenté bénissant des deux doigts de la main droite selon le rite des staroviertsi. « On nous force, me dit-il, d’aller aux tserkiev des hérétiques, et les popes nous obligent à faire le signe à leur manière; mais au retour de la tserkiev nous prions le vrai Dieu, et nous lui demandons pardon du grand péché... » Enfin il tira encore de la cachette un vieux cahier contenant « l’histoire du patriarche Joseph trahi et vendu par ses frères. » Le bonhomme se mit à lire devant moi ces nouveautés, et donna quelques larmes d’attendrissement à la résistance qu’opposa le fils de Jacob à la femme de Putiphar.

A peine arrivé à Vytiégra, j’y fus accosté sur la rade par un paysan qui me demanda où j’allais.

— Je suis un bohomolets, répondis-je ; je reviens du monastère de Solovetsk, et je vais saluer les ossemens saints à Novgorod et à Kiow...

— Je suis votre homme alors, me dit-il; je vais vous mener à Saint-Pétersbourg; ma barque est petite, je n’ai qu’un cheval à transporter, et vous m’aiderez un peu à ramer….. Ce n’est pas lourd.

— Je me connais bien à cette besogne, et je sais, parbleu, qu’elle n’est pas facile. Combien me donnerez-vous?

Nous débattîmes longuement le prix; le rusé compère avait évidemment grande envie de profiter de mes bras sans rien débourser. Nous convînmes enfin qu’il me donnerait au moins des alimens chauds pendant toute la navigation, et il fut si heureux du marché qu’il me mena tout de suite au cabaret boire un bon coup.

Le projet d’aller à Saint-Pétersbourg, dans la capitale même de Nicolas, était assez étrange, et n’était certes pas entré dans les divers plans d’évasion combinés autrefois à Ekalerininski-Zavod; mais depuis Archangel j’allais un peu au hasard. Le tout était pour moi de saisir chaque occasion qui me rapprocherait d’une mer ou d’une frontière quelconque et de ne rester en nul endroit plus de quelques heures, afin d’éviter une demande de papiers. Or la barque qui s’offrait partait le jour même. Il n’y avait pas jusqu’à l’étrangeté de l’entreprise qui n’eût son côté rassurant; une capitale me parut moins dangereuse encore qu’une petite ville de province, et l’événement prouva que je ne m’étais pas trompé dans mes calculs.

Le soir, la barque fut détachée du bord, et nous commençâmes notre navigation, qui, par Vytiégra, le lac d’Onéga, le fleuve Svir, le