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fameux civis romanus. Or Kargopol, où je parvins bientôt après, est une des plus tristes bourgades d’un bien triste pays. Malgré l’aspect sombre et monotone de cette contrée, où les marais n’alternent qu’avec des bois sans fin, malgré les distances énormes que j’avais à franchir à pied, malgré les déboires inséparables de la condition d’un fugitif qui a toujours à redouter les gendarmes, les hôtelleries, et jusqu’à une dépense dépassant le plus strict nécessaire, il y avait cependant loin de ce voyage depuis Onéga jusqu’à Vytiégra aux dures souffrances qu’il avait fallu supporter en traversant les Ourals et la plaine de Petchora. Le caractère de bohomolets me donnait une assurance qui ne me faisait pas autant craindre qu’alors toute demeure d’homme ; la saison était en outre bien plus clémente, car nous étions au milieu de juin, et quand il me fallait le soir rentrer dans les bois pour dormir, j’y trouvais des branches et des feuilles vertes qui formaient un lit assez doux. Ce qui m’étonne, c’est de n’avoir jamais été inquiété, pendant ces nuits passées dans la solitude des bois, par les animaux sauvages qui s’y trouvent en grand nombre. Parfois seulement j’étais éveillé par les hurlemens lointains des loups, mais ils ne se présentèrent jamais à ma vue.

Ce n’est pas que je n’aie été exposé encore à mainte tribulation pendant ce voyage, en dépit de la connaissance assez exacte que j’avais des mœurs du pays. Parfois cela tournait au comique. Un jour, non loin du fameux Kargopol, dans une cabane où je demandais quelque nourriture, je reçus pour toute réponse qu’on n’avait que du tolokno à m’offrir. « Va pour le tolokno, » dis-je, assez content même de faire la connaissance d’un plat national dont j’avais tant de fois entendu parler sans l’avoir jamais aperçu. Ma confusion fut cependant grande quand je vis la maîtresse poser devant moi une cruche d’eau, une cuiller et une petite terrine à moitié remplie d’une farine sèche et noirâtre. Comment manger cela? comment surtout ne pas trahir ma qualité d’étranger par une ignorance criante au sujet d’un mets si commun en Russie? Je me jetai à corps perdu dans je ne sais quel bavardage pour détourner l’attention; mais l’hôtesse fut tenace et me demanda pourquoi je ne mangeais pas, puisque j’avais si grand’faim? « Préférez-vous peut-être le mêler avec du kvass? — Oh! oui, du kvass, » répondis-je éperdu. Elle apporta du cidre, et par bonheur en versa elle-même dans la terrine, en remuant la farine avec la cuiller. La masse brunâtre se gonfla à remplir le vase, et devint une pâte que je sus enfin comment goûter. C’était tout simplement de l’avoine cuite au four, puis soigneusement épluchée et réduite en farine. Délayée avec de l’eau ou du cidre, elle fournit une nourriture assez agréable,