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mat de l’extrême nord, car le soleil ne nie quittait presque plus. Même pendant le court intervalle du couchant au levant, le reflet de ses rayons projetait encore une clarté qui aurait permis d’exécuter le travail d’aiguille le plus fin. On ne pouvait distinguer la nuit du jour que par un plus grand silence qui se faisait dans la nature. Certes les notions de géographie que j’avais pu recueillir sur les bancs de l’école me préparaient depuis longtemps à ce phénomène; parfois cependant je croyais rêver en me trouvant ainsi au milieu de régions où le soleil ne se couchait jamais. Le paysage devenait toujours plus pauvre et plus désolé. Enfin j’atteignis les bords de la mer, et je marchai dès lors le long de la falaise. Pendant quelques jours, le temps fut très beau, et le soleil était même si ardent qu’il me fallut ôter ma pelisse. Bientôt néanmoins se leva un vent impétueux, et l’Océan, roulant des montagnes d’écume neigeuse, semblait vouloir justifier son nom de Mer-Blanche. Le spectacle était à la fois triste et admirable. La tempête dura plusieurs jours. Je ne rencontrais que rarement des hommes; mais la vue d’un serpent fraîchement tué me prouva que même sous cette latitude il y avait encore des reptiles. Arrivé un jour à un pauvre village, au bord même de la mer, dans un possade, c’est-à-dire une colonie[1], j’y trouvai une multitude de bohomolets, et parmi eux mes anciens compagnons de voyage de Véliki-Oustioug. Partis bien avant moi d’Archangel, dans des karbasses, pour l’île sainte, ils avaient été forcés par la tempête de chercher un refuge en cet endroit. Un karbasse même avait été englouti dans les flots avec tous ses passagers. Les pauvres gens attendaient que le temps se calmât; moi, je les quittai en leur assurant que je parviendrais plus vite au couvent à pied qu’eux dans leurs tristes bateaux. Vers le soir, la mer s’apaisa, et bientôt j’atteignis le promontoire qui faisait face à l’île sainte. Appuyé sur mon bâton, je restai quelques instans à contempler le rivage; je pensai à nos anciens Lissoviens, qui ont peut-être campé à cet endroit dans leur course aventureuse à travers le haut nord, puis je tournai à gauche, et, sans attendre une embarcation pour le monastère, je pris le chemin qui devait me mener à Onéga.

C’était là en effet la seule route qui me restait ouverte, une fois que le port d’Archangel me faisait défaut. Retourner d’Archangel à Véliki-Oustioug et m’enfoncer de là dans le cœur même de la Grande-Russie, certes je ne pouvais pas y penser. Rien de plus naturel du reste qu’un bohomolets, après avoir accompli le pèlerinage de Solovetsk, se rendit à Onéga et dans le gouvernement d’Olonets afin de faire la pieuse tournée de Novgorod et de Kiow « pour saluer les os-

  1. Comme on dit dans ces contrées, sans doute en mémoire des antiques colonisations du temps de la république de Novgorod.