Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/287

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la nuit. En outre, des factionnaires postés à peu d’intervalle l’un de l’autre formaient une haie infranchissable le long du port, et forçaient tout allant ou venant à se mettre en règle avec eux. Une foule de curieux et de promeneurs encombraient le quai et ajoutaient à la difficulté de toute tentative. Comment, devant ces factionnaires en éveil, faire un signe à un matelot ou à un capitaine? Comment même, si quelqu’un du navire passait devant moi, l’accoster et lui parler en français ou en allemand au milieu de cette foule et dans mon costume de paysan russe, de bohomolets? Ne serait-ce pas attirer sur moi tous les regards et amener mon arrestation immédiate? Je continuai cependant à rôder le long des quais en épiant une occasion favorable, qui, hélas! ne se présenta point! Il fallut enfin me décider à m’acheminer de nouveau vers le dvorets, où m’attendaient les pieux exercices.

Le second jour, tous ceux qui étaient arrivés avec moi à Archangel s’embarquaient pour l’île sainte; je prétextai un excès de fatigue pour ne pas les accompagner, et je me rendis sur le port. Je rôdais de nouveau autour de cette baie libératrice; je voyais même quelques navires près de finir leur chargement, ce qui était un indice de leur départ prochain; mon cœur battait violemment, ma poitrine se gonflait; j’avais peine à retenir le cri : «Sauvez-moi! ne m’abandonnez pas ici! » Enfin j’accostai quelques matelots occupés près des cordages qui retenaient un navire à la terre. Malgré l’extrême danger, je me hasardai à leur adresser quelques paroles en français. Ils ne firent que lever la tête et me regarder d’un air étonné. J’essayai de l’allemand, mais avec aussi peu de succès. Ils finirent par me rire au nez, et je dus m’esquiver au plus vite, car déjà un cercle se formait autour de nous. Mes efforts le jour suivant n’eurent point de meilleur résultat. Je ne décrirai ni les tourmens de ces trois jours, ni les tentatives diverses que j’imaginai pour arriver à l’un de ces bateaux. Sans m’inquiéter de la rude saison, je n’hésitai même pas à prendre un bain dans le port, car j’espérais m’approcher ainsi d’un équipage quelconque. Rien n’y fit, et aucune chance de salut ne s’offrit.

Revenu bien tard le troisième jour dans le dvorets, je repassai dans ma pensée toutes les circonstances de mon état présent, et je finis par arriver à la désolante conviction qu’il n’y avait plus à compter sur le port d’Archangel. Le retard que j’apportais comme bohomolets dans mon embarquement pour l’île sainte causait déjà quelque surprise. Rester plus longtemps dans la ville, y attendre l’arrivée d’un navire français, c’eût été aller au-devant d’une arrestation. Si je n’avais pas pris le rôle d’un pèlerin, je me serais peut-être hasardé dans un café en renom, j’aurais pu me flatter de l’espoir de lier connaissance avec un des capitaines des bâtimens