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nous reçûmes chacun des mains du prikastchik notre passeport et les quinze roubles gagnés par un rude travail.

J’étais donc à Archangel! Je touchais cette baie de la Mer-Blanche qui, pendant la pénible traversée des monts Ourals, m’était toujours apparue comme un port de salut! Je voyais de près ces bannières flottantes des vaisseaux libérateurs, dont l’image vague, féerique, s’était dressée devant moi si souvent comme une fata Morgana dans mes couchées ostiakes au milieu des forêts! Ah! que la vue de ces pavillons bariolés de mille couleurs fut bienfaisante à mes yeux, qui depuis tant de mois n’avaient contemplé que des déserts de neige, et qu’elle fut sincère et chaleureuse alors la prière d’actions de grâce que je récitai au milieu de mes confrères les « adorateurs de Dieu, » heureux, comme moi, de toucher au but de leur pèlerinage!...

Je n’eus garde cependant de faire une démarche précipitée, et pour rester dans mon rôle je me rendis avec mes compagnons à la station de Solovetsk. (tolovelski dvorets), c’est-à-dire aux vastes bâtimens élevés à Archangel même par les moines du couvent de l’île sainte pour la commodité des pèlerins. Là je remis, selon l’usage, entre les mains du concierge mon léger bagage, et je fus heureux de voir qu’aucune demande de passeport n’était adressée aux arrivans. Malgré le nombre respectable de ses izba, la maison était encombrée d’hôtes, et je ne pus trouver qu’un petit coin au plus haut du grenier; encore fallait-il le partager avec une vieille pèlerine que sa piété fervente n’embellissait guère. Les jours suivans, à mesure qu’une partie des bohomolets quittait l’établissement pour se diriger vers l’île sainte, une autre arrivait de Véliki-Oustioug, de telle sorte que le caravansérail se trouva toujours plein jusqu’aux combles. Les conséquences naturelles d’une pareille agglomération d’hommes, d’un tel mélange d’âges et de sexes, sont plus faciles à deviner qu’à décrire, et il serait fortement à désirer qu’entre le paradis de l’île sainte et l’enfer du Solovetski dvorets il y eût un jour place pour un purgatoire, qui servirait alors aussi bien la morale que l’hygiène. Je n’ai pas besoin de dire que les cantiques et processions de Véliki-Oustioug furent repris avec une recrudescence de ferveur, et le lendemain j’assistai dans la tserkier (chapelle) de l’établissement à divers et étranges actes de dévotion, comme on n’en voit guère que dans l’église orthodoxe. La chapelle était pleine de bohomolets, dont les uns faisaient réciter des prières au-dessus de leur tête, d’autres des akathisti (antiphones); d’autres, courbés, portaient sur eux l’Évangile. C’était un grand livre in-folio, long de plus de deux pieds et imprimé en gros caractères antiques; la reliure était formée de deux planches en bois épais recouvertes des douze figures des apôtres en argent massif; le pope avait grand’peine à soulever cet énorme volume. Or celui qui veut qu’on lise