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et de poisson sec. Le pèlerin qui s’engage à manier la rame reçoit en plus quinze roubles en assignats des prikastchiki, qui sont très heureux de ces offres, vu le besoin immense de bras. Je n’avais jamais manié la rame dans de grands bateaux; j’acceptai cependant cette besogne dans l’espoir d’améliorer un peu mes finances. J’avais dépensé juste quinze roubles depuis mon départ d’Irbite, le pain coûtant très peu dans ces contrées et l’occasion m’ayant manqué, pendant le passage des monts Ourals et par la suite, de faire de folles dépenses. J’étais très heureux néanmoins de pouvoir ramener mon viatique à son chiffre antérieur de 75 roubles. Au premier jour où la Dvina devint navigable, après avoir passé presque un mois à Véliki-Oustioug au milieu d’un ennui mortel et d’actes de dévotion interminables, je fis en compagnie d’autres confrères un accord avec un des entrepreneurs. Je devais toutefois lui remettre mon passeport pour qu’il le gardât selon l’usage en dépôt pendant la traversée, et cette proposition me troubla un peu ; mais le tumulte si facile à prévoir de l’embarquement me rassurait. En effet, l’entrepreneur ne fit guère que jeter un regard sur mon malheureux billet de passe, et la vue du cachet lui suffit. Le 10 mai 1846, je me trouvai donc installé dans une barque et prêt à partir pour Archangel.

C’est une construction curieuse qu’une barque de la Dvina; vue de loin, elle ressemble à une maison ou à un grenier flottant. L’art n’y est pour rien, tout y est laissé au travail musculaire des hommes, et chaque bâtiment exige de quarante à soixante mariniers. Le nombre des rames est de trente à quarante ; ce sont de simples sapins entiers assez minces. Parmi les diverses et bizarres parties du bâtiment, destinées soit à servir de magasin pour les marchandises, soit à abriter les hommes pendant la nuit, ou à répondre aux autres besoins des passagers, je mentionnerai seulement une grande caisse carrée, en bois grossier, placée sur le toit au-dessus de quatre pieux et remplie de terre jusqu’à la moitié : c’est la cuisine de l’équipage. Le feu y est entretenu pendant toute la journée. A deux grands arbres appuyés transversalement sur les parois de la caisse sont suspendues, par des crochets en bois, des marmites dans lesquelles se préparent les alimens. Nous transportâmes le soir nos bagages sur le bâtiment, et nous couchâmes à bord. Au point du jour, le nosnik, c’est-à-dire le patron du bateau, cria à haute voix : « Assieds-toi et prie Dieu! » Tout le monde prit place sur le toit, et après avoir gardé un instant une attitude toute musulmane, chacun se leva, fit une quantité de signes de croix et poklony. La prière achevée, chaque homme de l’équipage, depuis le patron jusqu’au plus pauvre des bohomolets, jeta dans le fleuve une pièce de monnaie en cuivre; c’est le moyen de se rendre les flots de la Dvina propices.

L’aspect de la Dvina, couverte de nombreuses embarcations, est