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confrères, mais d’aller chaque jour aux matines et aux vêpres, de faire des signes de croix par milliers, des poklony par centaines, de tenir les cierges et de baiser la main du pope. La vue du pope ne laissait pas de me causer certain malaise; je craignais surtout qu’il ne s’avisât de me faire réciter le credo russe, que j’ignorais absolument. Heureusement il se contenta de mes poklony, que j’exécutais avec autant de zèle que de dextérité, et c’est, qu’on veuille bien le croire, une gymnastique assez rude encore que de toucher cent fois consécutivement la terre de son front sans cependant plier le genou, ainsi que le veut l’orthodoxie russe. Mon sentiment intime souffrait d’un pareil jeu; je sus au moins éviter d’aller à confesse chez le pope : je prétendis avoir accompli mes devoirs quelques jours auparavant à Lalsk. La semaine sainte passée, cette dévotion à toute vapeur parut se refroidir un peu, quoique les cantiques et les stations dans les églises nous prissent encore un temps infini. Je ne regrettais pas trop du reste les longues heures passées dans les églises; c’était dans tous les cas un séjour de beaucoup préférable à notre izba.

J’eus tout le temps d’étudier Véliki-Oustioug, et c’est, avec Archangel, la ville de Russie que je connais le mieux. Construite presque entièrement en bois, elle a cependant, surtout au bord de la Suchona, de jolies maisons en brique. Son plus bel ornement toutefois consiste en des églises peintes en couleur jaune et recouvertes de toits verts en zinc; j’en ai compté jusqu’à vingt-deux. Il y a aussi deux couvens, l’un pour les moines (tcherntsé) sous l’invocation de saint Michel, l’autre, en dehors de la ville, pour des nonnes; je dois dire que la vie de ces dernières, surtout des plus jeunes, ne se présentait pas à mes yeux sous les traits les plus édifians.

Quoique la population d’Oustioug ne dépasse pas quinze mille âmes, cette ville n’en a pas moins une importance commerciale assez grande; elle est en effet le dépôt naturel des produits divers des pays de Viatka, Perm, Vologda et Sibérie. Ces produits, qui consistent en blés de toute sorte, lin, chanvre, graisse, viandes salées, goudrons, bois, fourrures, etc., s’accumulent à Véliki-Oustioug, pour être de là transportés par la Dvina à Archangel et chargés dans ce dernier port sur des vaisseaux destinés à tous les points du globe. Nombre de mariniers y arrivent de diverses contrées pour attendre le dégel de la Dvina et mener alors à Archangel les produits amassés sur des milliers de barques pour le compte des entrepreneurs, appelés prikastchiki. Ces entrepreneurs accordent alors aux bohomolets le passage gratuit sur les barques, à la condition de se nourrir eux-mêmes pendant la traversée et d’apporter à bord à cet effet un approvisionnement suffisant de farine, de gruau