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liers, eus-je à lutter contre l’envie, non pas d’y chercher un abri pour la nuit, — je n’osais pas prétendre à un si grand bonheur, — mais d’y demander un peu de cette soupe chaude qu’imploraient pour ainsi dire mes entrailles, lasses de pain gelé, de poisson sec et de kvass ! Il y avait alors en moi une lutte tragi-comique, et le bon et le mauvais génie semblaient se disputer mon esprit.

Un jour j’étais entré dans une de ces cabanes pour acheter du pain. J’y trouvai un vieillard de grande taille, à la barbe argentée, et une jeune fille de dix-huit ans à peu près, au visage gracieux; elle berçait un enfant et chantait pour le mieux endormir, Le vieillard me vendit le pain très cher (6 kopeks la livre); je me mis à le manger avec du sel et en l’arrosant de quelques gorgées de kvass. Il me regardait avec une indifférence complète et se bornait à m’adresser de temps en temps des questions insignifiantes; mais la jeune femme (c’était sa petite-fille) me contemplait avec un attendrissement visible. A peine l’homme se fut-il éloigné pour un moment et eut-il fermé la porte derrière lui, que la jeune femme sauta sur un banc, prit sur une planche deux grandes et succulentes galettes de froment pétries avec du beurre et du fromage, me les glissa furtivement sous ma pelisse et regagna en toute hâte le berceau en fredonnant toujours sa chanson. Ce qu’il y eut de grâce inimitable dans cette bonne action commise avec toutes les frayeurs du crime, certes je ne l’oublierai jamais.

Je ne fatiguerai pas le lecteur d’un récit plus long de ce voyage jusqu’à Véliki-Oustioug. La monotonie effrayante de ces heures de marche n’était interrompue que par la rencontre, tantôt évitée, tantôt recherchée, des yamtschiks et des pèlerins. Je mentionnerai seulement un fait qui donnera peut-être une idée de l’état de mon âme. Un jour, dans la forêt, je vis venir ou plutôt courir au-devant de moi un homme à l’air effaré, qui me cria : « Au nom du ciel, n’avancez pas; il y a là deux brigands qui me poursuivaient tout à l’heure. » J’eus beau le vouloir retenir pour essayer une résistance à deux; il se sauva à toutes jambes. Resté seul, j’arrachai un pieu, et je m’avançai à l’encontre des prétendus brigands. Le croirait-on? l’émotion que j’éprouvai alors tint presque du plaisir. J’allais donc au-devant d’un autre péril que celui d’une demande de passeport! J’allais affronter des hommes qui avaient autant à craindre que moi-même, et en face desquels je représenterais l’ordre et la loi! Une telle satisfaction ne me fut pourtant pas donnée : je manquai mes brigands comme j’avais manqué dans les monts Ourals les ours innombrables que me faisaient toujours entrevoir les récits des indigènes. Je ne vis aucun de ces animaux redoutables ni sur l’un ni sur l’autre versant de la chaîne montagneuse

Dans la première quinzaine d’avril 1845, un peu avant la semaine