Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/264

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le goût des longues pérégrinations à travers l’empire : une espèce de billet de passe à courte échéance et pour des destinations rapprochées, puis un passeport bien autrement important, délivré par l’autorité supérieure, sur papier timbré, — le plakatny. Je parvins à me fabriquer l’un et l’autre. Certains arts et métiers sont continués, même au milieu du bagne, par l’homme qui a une fois appris à les aimer et à les cultiver, et c’est ainsi qu’un galérien de mes amis, faux monnayeur habile, m’avait fait cadeau, en échange de quelques roubles, d’un excellent cachet aux armes de sa majesté l’empereur. Quant à la feuille de papier timbré indispensable pour forger un plakatny, il me fut facile d’en dérober une pour mon usage particulier dans un bureau où j’en noircissais tant dans l’intérêt public. Lentement, péniblement aussi, je me procurai les habits et les accessoires qui devaient servir à mon déguisement : au moral comme au physique, je travaillai à ma transformation en un indigène, « un homme de la Sibérie » (sibirski tcheloviék), comme on dit en Russie. Dès mon arrivée à Ekaterininski-Zavod ou plutôt bien avant même, dès que j’eus quitté Kiow, j’avais laissé à dessein pousser ma barbe, qui bientôt devint d’une longueur respectable et tout à fait orthodoxe. Avec de longs efforts, je devins aussi possesseur d’une perruque, mais d’une perruque sibérienne, c’est-à-dire faite d’une peau de mouton avec sa fourrure retournée, comme on en porte dans ce pays pour se préserver du froid. Grâce à ces divers moyens, j’étais sûr de me rendre à peu près méconnaissable. Enfin, et déduction faite des dépenses occasionnées par ces différens achats, il me restait la somme de 180 roubles en assignats (environ 200 francs), somme bien modique pour un si long voyage, et qui devait encore être diminuée de beaucoup par un accident fatal. Je ne me dissimulai nullement les difficultés de mon entreprise, ni les dangers auxquels elle m’exposait à chaque pas. Je savais que je ne pouvais pas même compter avec une sécurité parfaite sur mon poignard comme dernière chance de salut. Quoi qu’on en dise, on n’est pas toujours maître de se donner la mort : je pouvais être arrêté pendant le sommeil ou pendant une de ces prostrations morales qui suivent trop souvent des efforts prolongés, et qui ôtent à l’homme jusqu’à la dernière liberté, celle de pouvoir disposer de sa vie. Une chose cependant me soutenait, et tout en aggravant ma situation allégeait de beaucoup ma conscience : c’était le serment que je m’étais fait de ne révéler à personne mon secret avant d’être arrivé dans un pays libre, de ne demander ni aide, ni protection, ni conseil à aucune âme humaine, tant que je n’aurais pas franchi les limites de l’empire des tsars, et de renoncer plutôt à la délivrance que de devenir un sujet de péril pour mes semblables. J’avais pu envelopper dans mon triste sort plus d’un de mes pauvres compa-