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terre au mois de décembre : c’était le champ clos. Le temps était beau, mais froid, et un vent aussi aigu qu’une brise de mer soufflait sur les joues des ladies, dont il ne faisait du reste qu’augmenter la fraîcheur. Deux courses d’un intérêt tout local s’engagèrent entre des amateurs, l’une pour une bourse et l’autre pour une coupe d’argent. On touchait maintenant au grand événement de la journée. Les coureurs de profession parurent l’un après l’autre dans l’enceinte. Celui de tous qui attira le plus l’attention de la multitude fut Deerfoot (Pied-de-Daim).

Qu’est-ce donc que Deerfoot ? Un peau-rouge, descendant d’une tribu indienne connue au Nouveau-Monde sous le nom de Seneca, était débarqué depuis quelques mois en Angleterre. Dès son arrivée, il avait défié l’un après l’autre les meilleurs coureurs de la Grande-Bretagne ; vaincu une première fois par Mills, un célèbre pedestrien anglais, il avait pris sa revanche dans beaucoup d’autres épreuves, d’où il était toujours sorti avec les honneurs du triomphe. À Dublin, il avait parcouru un espace de douze milles en soixante-cinq minutes cinq secondes. Il y avait d’ailleurs un peu de poésie dans l’intérêt et la curiosité qui s’attachaient à l’Indien ; les spectateurs, surtout les femmes, envisageaient naturellement le fils de la prairie à travers les romans de Cooper. Sa haute taille majestueuse, ses formes d’une beauté primitive, sa peau d’un ton brun et cuivré, son costume fantastique, tout ajoutait encore à l’illusion. Deerfoot était depuis quelque temps le lion, l’événement, la merveille du monde des courses (running world). Son portrait ou du moins sa photographie avait été imprimée sur des mouchoirs de soie qui circulaient dans le commerce : il avait excité dans le cœur de certaines femmes ce que les Anglais appellent des amours à première vue, et reçu plus d’une déclaration de la part des pâles visages. Tout autour de moi, je n’entendais raconter que de bizarres détails sur sa vie : il avait laissé dans son wigwam (hutte) trois enfans et une femme qui l’attendait avec le calme majestueux de Pénélope. Il ne couchait point dans un lit, mais s’étendait la nuit sur le plancher dans sa peau de loup. En Amérique, il avait été converti au christianisme par les missionnaires, et priait avec ferveur matin et soir. Depuis son arrivée en Angleterre, il avait déjà gagné beaucoup d’argent ; mais il se montrait des plus soupçonneux en matière d’intérêt, et avait longtemps porté sur lui toute sa lourde fortune en or et en argent, ne voulant point l’échanger contre les bank-notes, qu’il considérait comme des papiers sans valeur. Il avait fallu toute l’autorité de son cornac ou de son mentor, George Martin, ancien pédestrien de Manchester, pour le décider à placer ses fonds sur la banque d’Angleterre ; encore ce dernier avait-il été obligé de lui promettre qu’il répondrait de la somme dans le cas où la banque viendrait à