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que ce fût, on distinguait la voix des tâcherons qui stimulaient les attelages. Cet accent plaintif et tout local se prolongeait indéfiniment dans le calme absolu de cette journée grise. De temps en temps, une pluie fine et chaude descendait à travers l’atmosphère, comme un rideau de gaze légère. La mer commençait à rugir au fond des passes. Nous suivîmes la côte. Les marais étaient sous l’eau ; la marée haute avait en partie submergé le jardin du phare et battait paisiblement le pied de la tour, qui ne reposait plus que sur un îlot.

Madeleine marchait légèrement dans les chemins détrempés. À chaque pas, elle y laissait dans la terre molle la forme imprimée de sa chaussure étroite à talons saillans. Je regardais cette trace fragile, je la suivais, tant elle était reconnaissable à côté des nôtres. Je calculais ce qu’elle pouvait durer. J’aurais souhaité qu’elle restât toujours incrustée, comme des témoignages de présence, pour l’époque incertaine où je repasserais là sans Madeleine ; puis je pensais que le premier passant venu l’effacerait, qu’un peu de pluie la ferait disparaître, et je m’arrêtais pour apercevoir encore dans les sinuosités du sentier ce singulier sillage laissé par l’être que j’aimais le plus sur la terre même où j’étais né.

Au moment où nous approchions de Villeneuve, je montrai de loin la route blanchâtre qui sort du village et s’étend en ligne droite jusqu’à l’horizon.

— Voilà la route d’Ormesson, dis-je à Madeleine.

Ce mot d’Ormesson sembla réveiller en elle une série de souvenirs déjà affaiblis ; elle suivit attentivement des yeux cette longue avenue plantée d’ormeaux, tous pliés de côté par les vents de mer, et sur laquelle il y avait au loin des chariots qui roulaient, les uns pour rentrer à Villeneuve, les autres pour s’en éloigner.

— Cette fois, reprit-elle, vous n’y voyagerez plus seul.

— En serai-je plus heureux ? répondis-je. Serai-je plus certain de ne pas regretter ? Où retrouverai-je ce que je laisse ici ?

Madeleine alors me prit le bras, s’y appuya avec l’apparence d’un entier abandon, et me répondit un seul mot :

— Mon ami, vous êtes un ingrat !

Nous quittâmes les Trembles au milieu de novembre, par une froide matinée de gelée blanche. Les voitures suivirent l’avenue, traversèrent Villeneuve, comme autrefois je l’avais fait. Et je regardais alternativement et la campagne, qui disparaissait derrière nous, et l’honnête visage de Madeleine assise en face de moi.


EUGENE FROMENTIN.