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des mois, pendant un long hiver, les trois quarts du temps je n’avais pas eu de compagnon. Il me sembla que, celui qui agissait en moi m’ayant quitté, il ne me restait plus d’auxiliaire aujourd’hui pour se charger d’une vie qui désormais allait m’accabler de son vide et de son désœuvrement. L’idée de rentrer chez moi ne me vint même pas, et la pensée d’aller feuilleter des livres m’aurait rendu malade de dégoût.

Je me rappelai qu’Olivier devait être au théâtre. Je savais à quel théâtre et dans quelle compagnie. N’ayant plus à me raidir contre une lâcheté de plus, je pris une voiture, et m’y fis conduire. Je louai une salle obscure d’où j’espérais découvrir Olivier sans être aperçu. Je ne le vis dans aucune des loges qui me faisaient face. J’en conclus ou qu’il avait changé de projet ou qu’il était placé juste au-dessus de moi dans cette autre partie de la salle qui m’était cachée. Ce désir bizarre et indiscret que j’avais eu de le surprendre en partie galante étant déçu, je me demandai ce que j’étais venu faire en pareil lieu. J’y restai cependant, et j’aurais de la peine à vous expliquer pourquoi, tant le désordre de mon esprit se compliquait de chagrin, d’ennuis, de faiblesses et de curiosités perverses. Je plongeais les yeux dans toutes les loges peuplées de femmes ; cela formait, vu d’en bas, une irritante exposition de bustes à peu près sans corsage et de bras nus gantés très court. J’examinais les chevelures, le teint, les yeux, les sourires ; j’y cherchais des comparaisons persuasives qui pourraient nuire au souvenir si parfait de Madeleine. Je n’avais plus qu’une idée, l’impétueuse envie de me soustraire quand même à la persécution de ce souvenir unique. Je l’avilissais à plaisir et le déshonorais, espérant par là le rendre indigne d’elle et m’en débarrasser par des salissures. À la sortie du théâtre et comme je traversais le péristyle, une voix que j’entendis dans la foule me fit reconnaître Olivier. Il passa tout près de moi sans me voir. Je pus à peine apercevoir la personne élégante et de grande allure qu’il accompagnait. Nous rentrâmes pour ainsi dire ensemble, et j’étais encore en tenue de sortie quand il parut au seuil de ma chambre.

— D’où viens-tu ? me dit-il.

— Du théâtre.

Je lui nommai lequel.

— M’as-tu cherché ?

— Je n’y suis point allé pour te chercher, lui dis-je, mais pour te voir.

— Je ne te comprends pas, me dit-il ; dans tous les cas, ce sont des enfantillages ou des taquineries qu’un autre que moi ne te pardonnerait pas ; mais tu es malade, et je te plains.

Je ne le vis plus pendant deux ou trois jours. Il eut la sévérité