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reux, mais de savoir si l’on a tout fait pour le devenir. Un honnête homme mérite incontestablement d’être heureux, mais il n’a pas toujours le droit de se plaindre quand il ne l’est pas encore. C’est une affaire de temps, de moment et d’à-propos. Il y a beaucoup de manières de souffrir : les uns souffrent d’une erreur, les autres d’une impatience. Pardonnez-moi ce peu de modestie, je suis peut-être seulement trop impatient.

— Impatient ? et de quoi ? Peut-on le savoir ?

— De n’être plus seul, me dit-il avec une singulière émotion, afin que, si j’ai jamais quelque nom, je n’en sois pas réduit à ce triste résultat d’en couronner mon égoïsme.

Puis il ajouta : — Ne parlons pas de ces choses-là trop tôt. Vous serez le premier que j’en instruirai quand le moment sera venu.

— Ne restons pas ici, me dit-il au bout d’un instant, cela sent la déroute. Ce n’est pas qu’on s’y ennuie, mais on y contracte des envies de se laisser aller.

Nous sortîmes ensemble, et chemin faisant je le mis au courant des motifs particuliers de lassitude et de découragement que j’avais. Mes lettres l’avaient averti, et le reste lui était devenu bien clair le jour où Mme de Nièvres et lui s’étaient rencontrés. Je n’avais donc pas eu l’embarras de lui expliquer les difficultés d’une situation qu’il connaissait aussi bien que moi, ni les perplexités d’un esprit dont il avait mesuré toutes les résistances comme toutes les faiblesses.

— Il y a quatre ans que je vous sais amoureux, me dit-il au premier mot que je prononçai,

— Quatre ans ? lui dis-je, mais je ne connaissais pas alors Mme de Nièvres.

— Mon ami, me dit-il, vous rappelez-vous le jour où je vous ai surpris pleurant sur les malheurs d’Annibal ? Eh bien ! je m’en suis étonné d’abord, n’admettant pas qu’une composition de collège pût émouvoir personne à ce point. Depuis, j’ai bien pensé qu’il n’y avait rien de commun entre Annibal et votre émotion, en sorte qu’à la première ouverture de vos lettres je me suis dit : Je le savais. Et à la première vue de Mme de Nièvres, j’ai compris qu’il s’agissait d’elle.

Quant à ma conduite, il la jugeait difficile, mais non pas impossible à diriger. Avec des points de vue très différens de ceux d’Olivier, il me conseillait aussi de me guérir, mais par des moyens qui lui semblaient les seuls dignes de moi.

Nous nous séparâmes après de longs circuits sur les quais de la Seine. Le soir venait. Je me retrouvai seul au milieu de Paris à une heure inaccoutumée, sans but, n’ayant plus d’habitudes, plus de liens, plus de devoirs, et me disant avec anxiété : « Que vais-je faire ce soir ? que ferai-je demain ? » J’oubliais absolument que depuis